vendredi 25 juin 2021

Koma Kapital, A.C. Hello

Après sa Naissance de la gueule et sa participation à Chambre froide, Al Dante poursuit la publication des recueils d’A.C Hello au sein des Presses du réel, avec la sortie de son Koma Kapital le 12 mars 2021. Un volume vivant qui fait corps et crie contre l’ennemi commun et la banalité du mal — politique économique salarial social patriarcal, c’est tout un. Une boîte à outils chargée de pinces et tenailles, de clous et de vis, d’où dépassent un pied de biche et quelques morceaux de corps entassés au gré de carnages soignés. Un pavé bien serré, bien qu’illustré à chaque chapitre, et même un peu plus — corps dans le corps du texte, résultat d'un très beau travail éditorial. Un petit livre noir mat en 12x17 qui met en échec le formatage 10/18, les mises en forme et garde et les pages du même nom, attaque et titre en capitales sur une gravure de femme parasitée par des mouche(ron)s qui nous guident jusqu’à la table.

Six textes, six salves, six-coups : juste ce qu’il faut ressentir la déflagration, la pression de la peau sur les os, la secousse des heurts, leurs sursauts, à-coups. Plonger sous la surface, faire sauter l’artifice, creuser la roche métamorphique, pour approcher la nature puissante et mouvante de ce Koma Kapital dont on ne se remet pas. 


« le vent me violait sous le ciel bleu, je dégueulais de la viande, ça s’était sûrement produit dans cette rue pleine de boue où l’on m’avait jetée, cette rue que flanquaient des gros garçons livides dont je ne me souviens plus le nom, des gros garçons qui rêvaient de victoire et d’écrasement »

Dissolution mémoire identité structure. Une catastrophe s’est produite, qui a dissous le temps et l’espace, les corps morts ou vifs qui flottent à leur surface. Quelque chose fait que l’on se retrouve dans un mouroir, qui évoque Le Miroir des Limbes : Lazare. Râles, maux, et ces mouches qui transmettent la maladie du sommeil. Maux = mots, ou l’inverse. Quelque chose encore d’Artaud à l’asile, le corps pris à la lettre. Koma à la Kahlo, calée dans un corset, et le poids des mots comme un, comme une boule ronde ou un os — en travers. Si peu de points auxquels se raccrocher, poser une question, répondre par l’ignorance, l’impuissance, la fuite. Sentir seulement, mais tellement. Se dire jusqu’à se taire, se terrer, se laisser écraser par le poids de l’indicible.

Découvrir malgré soi l’origine. De la mort en même temps que celle de la (re)naissance, non de la gueule, mais de la tête. Des yeux de la voix et de leur grande histoire. Celle d’une stupeur ou d’une terreur telle. Qu’elle paralyse les sens et (« je ne sais pas où j’étais, je n’ai jamais bien su, je n’ai jamais été là, ça ne m’intéressait pas. ») passe pour un consentement. Quand c’est tout le contraire qui se ressent, avec la terrible souffrance que cela induit, colère que tout cela engendre. Qui se décuple avec les millions de foutus, et l’infinie poésie qui en résulte, exulte, sonore et obsessive, quand la phénoménologie rejoint la folie pour tenter d’atteindre un tant soit peu, mais déjà tant, l’expression de ce trop-plein d’être au monde — ce que c’est/ce serait d’ex-ister vraiment. 


« Un jour j’avais posé mon visage à côté de moi, afin que tout ce qui était au-dedans soit projeté à la surface et que chaque chose étouffée par la totalisation se disperse. » 

La persistance du choc, qui se manifeste déjà, sans stratégie apparente : juste reflux des choses et autres, qui errent sans but, surgeons repoussés dans la marge. C’est alors qu’ON arrive, se présente – dont on ne retient pas le nom. (« Il fallait que je me rendre à l’évidence : ce connard troublait ma lente torsion des choses. ») Un monsieur-je-sais-tout(-ou-rien), de ceux qui prétendent sans entendre (« — Mais ta gueule putain, ta gueule. »), suivi de tous ses acolytes experts en aqua et mansplaning (« un homme rempli d’eau avec un insecte dans la tête »). Les choses, suivant leur cours, ne tardent pas à perdre pied et racines pour faire feu de tout bois et jazzer sur les cordes de la contrebasse. Là encore, point de repère : suivre les analogies, nager sur les pas perdus de Nadja. Psychogéographie de contes défaits, ivresse de la dérive, où s’use comme d’une bouée, d’un amer, le nom de chacun de ces types qui sont toujours et jamais le même, vulgaire et vain.

« QU’EST-CE QUE TU VOULEZ QUE JE FASSE DE TOI ? T’AVEZ BESOIN DE REPASSER UN DIPLÔME ? TU N’AVEZ PAS ASSEZ FAIT D’ÉTUDES ? »

Obstruction. Ode aux Grand Travaux Inutiles, devenus Projets Inutiles et Imposés, sans objet ni but. Qui voient l’affrontement entre le Oui et le Non (ou plutôt une mise à mort de l’autre par l’un), où tous les moyens sont bons pour. Anéantir le Non : le Oui s’entend à cela, qui use de tous les pouvoirs de police et de justice (dont il dispose, car) mis à sa disposition et l’exp(l)ose dans le détail. Malgré ce quelque chose de désespérément beau qui rappelle Sablonchka (« De ses doigts, il ouvre le ciel et utilise le fond des étoiles, humide et noir, pour repousser les limites de son territoire incendié ») avant un retour aux (ir)réalités de la ménagerie managériale. Où l’on voit la narratrice, spamée par des actualités idiotes, faire faux-bond au dénommé Rudi qui la rudoie, clown robotique sinistre et cynique, criant de (contre)vérité dans cet univers kafkaïen.  

CEO de l’entreprise Galaxy First, ledit Rudi, éructe et vocifère pour se faire la voi-x/-e sans issue (TINA) du grand Kapital. Conjugue le singulier au pluriel et crie en capitales, d’une façon si absurde et si réaliste (« TU VENEZ ME VOIR OU TU ALLEZ VOIR LA DRH. ») que le tragique devient hilarant, pour vanter les bienfaits de la destruction et de l’esclavage mondialisé et prôner la surveillance, l’exploitation et la manipulation, la délation et le harcèlement des employé·e·s à qui il mène la vie rude, parmi lesquel·le·s la narratrice qui lui fait obstruction — odieux, aux acolytes acronymes comme au CEO, le Kapital est une patrie peu reconnaissante (« DE TOUTE FAÇON, LE CAPITALISME TROUVERA UN MOYEN DE SUPPRIMER LES SALARIES…TIENS, TOI PAR EXEMPLE ! UN JOUR, TU SEREZ PEUT-ÊTRE UN HOLOGRAMME ! »). 


« Je rentre chez moi, convaincue que je ne m’en tirerai jamais. À cause d’un travail qui ne me permet pas de vivre. »

Extinction. Le programme continue : des films qui existent ou pas, toujours ponctués de flash-infos. Le sommeil gagne sans que l’on puisse s’y perdre ni s’y retrouver. (« L’angoisse du lendemain m’envahit toute entière. ») Entre Chômage Monstre, Bartleby et Fight Club, Quoi faire, entre le cauchemar et sa réalité. L’enfer du devoir, du travail — ni fait ni à faire. La mécanique mortifère, la sidération que sa cruauté produit (« Son œil froid me découpe au couteau. »), quelque chose du Chonométreur (« Je travaille, paralysée, jusqu’à vingt-trois heures. Ma peau est collée à mon bureau. ») qui nous pousse Jusqu’à la bête (« Contaminée par les images lumineuses. Le monde est absent. Je me synchronise à l’anéantissement collectif. »). Se retourner et s’écraser sous le poids des murs, des draps, des sollicitations, des injonctions à la reproductivité en attendant de succomber une bonne fois pour toues à l'assaut des moucherons — perdre sa vie à la gagner.

« — TU T’EN SORTES ? »

Immobilités. Où se suit, sans se ressembler, l’une après l’autre, une

Poésie radicale sans avenir

sans imagination,

             fracturée,

             possédée,

             fantôme

qui est le contraire contrit de ce qu’elle dit,       
mais qu’il faudra aller chercher dans le corps du texte car, après et malgré tout, ce corps existe.    

« Corps existe. Puis efface tout. Puis existe. Puis efface tout. Ainsi de suite, jusqu’au déclin du jour. »

Pilote fantôme [épilogue]. Conduite auto-/fantô-matique d’un être là, réduit à ses fonctions (Be a Body/I lean on walls until I stand), en perte d’essence et de vitesse. Où le renoncement rejoint la réification. Alors quoi, sinon sortir du cercle, des sales draps dans lesquels tout s’emmêle, sue sang et eau, la détraque et la détresse, le vide et les insomnies, l’engourdissement et l’angoisse. Se mettre en mouvement, rejoindre Les Échappées, se faire L'Arrachée belle. Fuir pour ne plus revenir de tout, repartir à l’instant zéro pour s’expandre à nouveau — « Nous tous, séparés les uns des autres, comme un ensemble dans ta tête particulière, avons grand besoin de lumière. » Nous tous, comme une litanie, une prière, la toux d’un tout qui s’exclut de lui-même — « Nous tous. Acharnement. Vague espoir. Exil. Nausée. » Nous tous, pas des millions, mais des milliards d'humains. — « nous tous allons retourner ta langue et jaillir par ton front. » 

 

Koma Kapital se lit comme le voyage initiatique de personnages singuliers. Dans le ventre de lieux communs d’une étrange familiarité. Au creux d’un programme écrit pour et malgré elles et eux. Recueil et roman poétique beau et puissant composé de textes en chute libre à la manière de nouvelles. Un fil rouge tendu entre elles comme un filet de sang ou de salive — sol, hôpital, boule, marche, surlignages, mouches, mortes, CEO. Et avec ça « l’impuissance à dire », qui se dit pourtant, partout, et cependant jamais assez au regard de l’ampleur de l’horreur bien réelle, poussée dans ses retranchements dans un(e)geste hyperbolique et dadaïste, car entrevue avec acuité à travers « les tressaillements de son intelligence aiguë ». Intelligence du corps, de la conscience et de la perception, de la langue et du son.

Une intelligence qui parcourt tout le livre, sue, mais tue, gardée en soi et pour soi par les personnages, pour survivre à travers ce champs de mines défaites qui compose l’humanité occidentale post-moderne. Le regard affûté, la tête et la bouche et les mains pleines d’images d’une dinguerie surréaliste, de glissements virtuoses (« Dans le ciel, un viol de mésanges »), de dialogues ultrash (« — Putain, cuve à foutre, t'as l'air aussi paumée qu'une fille de pute, le jour de la fête des pères ! »), pour décrire décrier et crier la douleur du rapport dans cette relation systématiquement asymétriques. Au monde, à soi et aux autres, au corps et à la sensation, à la totalisation et à l’anéantissement. Aux névroses, psychoses, zoonoses, et autres oses alcoolisées pour dévoiler l’homme de l’ombre de l’homme (qui a vu l’homme) derrière le rideau.

Anormale et atonale, la poésie d’A.C. Hello est une arme de déconstruction massive à répétition. Une fiction panier pleine, chtonique et (anté)diluvienne qui, près avoir creusé la terre en tunnel, passe au-dessus de la tête pour venir cueillir des pommes d’Adam, les mettre à jour et à vif, opérer à cœur ouvert et hurler à pleine gorge contre la brutale et tendue banalité du mâle qui retombe, molle, après chaque semblant d’érection. Les sis six textes s'y entendent pour former un enfer déferlant sur cent douze pages d’une poésie dense, danse poétique débordant d’écume et d’écueils contre la gangue de la cadence. Chaque mot est une phrase et chaque phrase un monde que j’ai ici ouvert à d’autres en faisant jouer l’intertextualité quand ils se prêtent bien davantage à une exploration hyperceptive.  

« il ne s’agit que de, il ne s’est toujours agi que d’une, cette seconde, il ne s’agit que de cette seconde, il ne s’est toujours agi que de cette seconde »

Koma Kapital c’est un choc en retour organique et viscéral, un doigt et un baroud d’honneur, un backlash façon kalash qui krépite face à la face flasque du kkkapital. À la manière des Éléments de sabotage passif du regretté Cédric Demangeot, fondateur des éditions Fissile chez qui A.C. Hello est apparue avec son Paradis remis à neuf, Koma Kapital fait du poison un remède et du remède un poison, combat le feu par un feu plus grand, et appelle à la désertion du travail de désertification en même temps qu’à son apparition. Dans ce festin nu, c’est le métier de vivre, le travail de la viande, qui importe. Avec le temps, la charge s’accroît : tout s’y tient, se contient ou se déploie, rien ne s’émonde. Au sein du Kapital, État global où la peine est perpétuelle et le chagrin maximal, le Koma n’est pas une posture, une figure de style, mais le geste salutaire d’une magie opératoire.

Bonus Track (Kaos A.D.) : A.C. Hello, qui refuse/résiste au livre la primauté et l'exclusivité des situations qu'elle construit et déconstruit, a déjà joué/enregistré/publié/performé/déformé un certain nombre de ces textes, que ce soit en revues (dont Frappa, qu'elle a créée), fanzines, disques (notamment avec MelmAC.Hello), vidéos, improvisations, et autres lives dont on peut retrouver la liste à la fin de l'ouvrage et des morceaux un peu partout sur et en dehors de la toile. Une démarche, des supports et matériaux, qui se prêtent et ouvrent, de la même manière, à d'infinies et inépuisables découvertes et relectures. Et une œuvre qui se poursuit et se croise de telle façon que l'on ne peut augurer du temps et de l'espace au gré duquel ce travail d'alchimie se fera, ni des effets qu'elle aura intro- ou rétro-spectivement sur soi, si ce n'est qu'elle se fait pour moi assez clairement avec la sortie de ce Koma Kapital.

lundi 8 mars 2021

Sang et stupre au lycée, Kathy Acker

Tragique et bordélique, drôle et terrifiant, aussi joyeusement dépressif dans le fond que jouissif et stimulant dans la forme, Sang et stupre au lycée de Kathy Acker, traduit de l’anglais par Claro et sorti aux éditions Laurence Viallet le 21 janvier 2021, est un puissant magma d’antimatière d’où émerge d’un constat accabl-ant/-é, par l'abus de substances, matières, manières, techniques textuelles, graphiques et sexuelles, en tous genres – Big Bang Tohu-Bohu! – un univers dérangé et dérangeant,  libre et singulier,  où vouloir, pouvoir, avoir et voir se rejoignent pour constituer une source inépuisable d'expériences et de réflexions, de références et d'expérimentations, de colère et d’empowerment. 

Un roman d'apprentissage expérimental, féministe, queer, poétique, politique et social, plus actuel et plus nécessaire que jamais, ici et maintenant, trente-cinq ans après sa première parution aux États-Unis, qui interroge à travers la question des désirs et de leur satisfaction la relation aux autres, à la société, à l'éducation, entre conditionnement et répression, liberté et transgression, soumission et culpabilité, et leur porosité. Un questionnement vital, animé par une écriture radicale qui s'entend à explorer l'identité, à pénétrer la société, à corriger la vue, à rétablir le toucher, à modifier le goût et dont on sent la lecture nous transformer.   


«
N’ayant jamais su ce qu’était une mère, la sienne était morte lorsqu’elle avait un an, Janey dépendait de son père en toutes choses et le considérait comme un petit ami, un frère, une sœur, des revenus, une distraction, et un père.»

Janey Smith a dix ans, et déjà une trop longue vie d’inceste avec son père Johnny (, mais pas que — «je couche avec tous ces queutards des beaux-arts») à Mérida au Mexique, lorsque celui-ci décide de l’envoyer séjourner à New York afin de pouvoir convoler en non moins injustes noces avec Sally, une starlette qui a le double de l’âge de sa fille. Janey, furieuse et terrifiée, décide en réaction de le laisser à la porte, entamant par ce biais un dialogue théâtral étonnamment ouvert, émaillé d’apartés, de sexes nus (masculins et féminins) croqués et légendés, d’un poème. L’enfant, qui expose ses sentiment et tente d'y confronter l'homme, se pose clairement des problèmes qui ne devraient pas être de son âge ni de personne d’ailleurs («je suis de la carne sèche, pourrie, putride. Ma fente toute rouge beurk»), les expose alternativement à ceux qui demeurent malgré tout son meilleur ami («sa bite était trop grosse») et son père.

«Janey : Nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une nouvelle ère au cours de laquelle, pour toutes sortes de raisons, les gens devront se coltiner toutes sortes de problèmes compliqués, qui ne nous laisseront plus jamais le luxe de nous exprimer à travers l’art.
Est-ce que Johnny est fou amoureux de Sally
?»

Dans les dédales de ces interrogations qui dépassent et désespèrent Janey («Où pouvait-elle aller? Où trouver la paix (quelqu’un qui l’aimait)?»), nous découvrons comme en rêve Mérida, ses alentours, ses vestiges, la description et le plan détaillé d’édifices mayas («Un peuple propre qui ne plaisantait pas avec l’existence, qui savait qu’on ne vit qu’une fois, qui a disparu.») Traversé par les méandres amoureux empruntés par la petite fille, qui s’épanche à la première personne pour revenir crûment à la troisième quand il s’agit de sexe («Il la prit par le cul parce que l’infection lui faisait trop mal à la chatte pour qu’il la baise par devant, mais elle ne lui dit pas que là aussi ça faisait mal, parce qu’elle voulait baiser, l’aimer malgré la douleur.»). Un flux de conscience («Ces choses me passent simplement par la tête et je les dis.») dont le flot tortueux, vif et incessant, convoque et charrie tarots et rêves, imprécations et incantations, prophéties.

«Pourquoi une personne suit-elle ses caprices au détriment (grande souffrance) d’une personne que soi-disant elle aime?

«Personne», dit un dépliant «ne sait grand-chose sur ces ruines»; et cependant elles galvanisent l’énergie humaine plus que n’importe quoi d’autre.»

Nous ne sommes qu’au tout début du livre et de l’histoire, mais déjà in media res, initié·e·s et introduit·e·s au cœur du et des troubles dont souffre Janey, ce qui n'enlève rien, bien au contraire, au caractère réel et signifiant de ses perceptions. Et pour cause : tout est toujours si compliqué si l’on en croit (si faux et détourné en vérité) Johnny, son seul repère, qui réunit tout en un les défauts et les abus, la lâcheté et l’égoïsme, des hommes et des pères, la culpabilise pour mieux se dédouaner et se soustraire à ses devoirs véritables : «je n’arrive pas à me maintenir physiquement en vie», lui rappelle Janey qu’il inscrit en retour dans une école de New York afin qu’elle y reste. Pour se remettre de sa rupture, la très jeune fille traîne avec une bande, Les Scorpions, («On se saoulait. On se droguait. On baisait.») et s’adapte au merdier du monde : apprend à avorter avant de savoir se protéger («Nous avions déjà remis notre sort entre des mains d’hommes avant ce jour. C’est pour ça que nous étions ici.») et découvre le travail salarié dans l’East Village.


«Vendeuse moche et stupide : Comment ça je fais quoi?
Juive de Vingt Ans Attifée Comme Une Pute : Comment vous vous faites de l’argent en plus
?
Vous êtes une pute
?
Vendeuse moche et stupide : Non, je vais au lycée.
»

Dans son journal intime, l’enfant écrit à ses rêves. Cherche, désire la vision, malgré la lobotomie, l’aliénation («Parce que je travaille, je ne suis rien.»), tombe sur, puis dans, la folie en compagnie de la mort. Se réveille dans le terrier, ou tout comme, avec ce qu’il reste du monstre hideux et de chatte que l’ours assaille [: Ouvrir sur une double page la Carte de mes rêves, voler (avec l’oiseau noir, loin du pays de l’enfance, courir dans les plaines, entre village et coin de campagne) vers les visions (Dieu le père incestueux, le cauchemar, gendarmes et voleur, méduses) jusqu’au conte de fées]. Pendant ce temps, Janey devient une femme, à treize ans, dans les bas quartiers de New York, entre pauvreté extrême et corruption. Toujours obsédée par «la baise» avec des hommes toujours plus âgés et violents, elle est kidnappée dans son taudis afin d’être «formée» et prostituée par un marchand d’esclave persan, élève de Jung devenu lobotomisteune vraie image, un faux») par matérialisme.   

«Mon père m’expliqua, le lendemain du jour où il essaya de me violer, que la sécurité est la chose la plus importante au monde.»

Janey tente de se rassembler pour ne pas trépasser. Sur elle, les choses et les hommes passent et se ressemblent, pédophiles ou proxénètes, qui toutes et tous s’introduisent sous les mêmes prétextes («Toute notre culture provient de la Grèce antique.») Pour s’extraire, Janey se projette, lit et rédige Une fiche de lecture sur La lettre écarlate. Décrit la société vénale et pourrie dans laquelle elle vit ( l’enfer) régie par ces enseignants, flics, érudits, et autres hommes de pouvoir («Ils veulent garder l’enfant pour pouvoir la dresser à sucer leurs bites. C’est ce qu’on appelle l’éducation.»). En passant, Janey apprend le persan par la grammaire, résume sa vie en boucle(s) et, dans le même temps, l’ordre patriarcal («Les routes, c’est notre civilisation, c’est l’ordre que les hommes ont imposé au chaos.»), reprenant à La lettre sa version et sa vision du roman [«  Je ne vais pas vous raconter la fin du livre et vous le gâcher.»] en espérant un monde meilleur via une mise en abyme dont surgirait une dea ex machina.   

«(une femme va venir et créer ce monde pour moi, même si je ne suis plus en vie).»

Renverser l’Ordre établi, mettre le Chaos — le monde est rond, surface. Revenir à l’origine, aux éléments. Dans une Traduction, la narratrice tente de résumer – avec le lyrisme excessivement ostentatoire («Poésie! Poésie!») d’un Properce qu’elle emprunte, transpose et entrecoupe de dessins enfantins exta-/cathar-/tiques – ce qui s’est vraiment passé pendant et depuis son enlèvement. Dit et tait les besoins et les émotions, le désir et les injonctions. L’agonie, la douleur et la peur : c’est de cela qu’il s’agit : faire apparaître ce que le monde – le désir d’amour et les actions des hommes – fait réellement aux corps et aux cœurs («Mon con était autrefois des toilettes pour hommes.»). En trois mots : SANG ET PEUR ET STUPRE. La PEUR. Qui n’apparaît pas dans le titre, mais qui suinte de tous les pores, de toutes les lignes. La PEUR. Qui demeure probablement la seule à ne pas quitter Janey. La PEUR. Qui nous empreint, et l’empathie pour Janey que l’on rechigne désormais à nommer simplement narratrice.


«Je vis dans un monde partiellement humain et je veux que les gens pensent certaines choses à mon sujet.»

Déglinguée entre trop de sexe et pas assez, Janey s’introspecte et invective, analyse avec empirisme sa condition d’esclave, ses besoins et ses désirs, les relations qu’elle entretient avec le monde («Votre conception de ce que vous êtes a toujours, au moins en partie, dépendu de la façon dont les membres de votre entourage se comportaient à votre égard.»), les autres («Je voulais être une fille bien pour mon père.») comme avec elle-même («je tiens certaines caractéristiques de traumatismes enfantins, etc.») avec une lucidité, un aplomb et un humour noir ravageurs («Visiblement, je dois apporter d’importants changements à mon mode de vie. Et je dois le faire en accord avec mes besoins.») face à l’absurdité et aux difficultés toujours plus extrêmes qu’elle rencontre. Et, malgré l’inceste et les abandons successifs, les viols et le mépris, continue de chercher l’amour («Elle reprit son bout de crayon pour la dernière fois et nota : « J’ai besoin d’amour »»).

«Il était une fois une société matérialiste. Un des résultats de ce matérialisme était une « révolution sexuelle ». Puisque la société matérialiste avait réussi à séparer le sexe de tout sentiment, allez les filles, vous pouvez toutes écarter les jambes parce que c’est si facile oh oui de baiser c’est siii facile d’être un robot c’est siii facile de ne rien ressentir. Le sexe en Amérique, c’est du SM. C’est la glorification du SM, de l’esclavage et de la prison.»

Commence Un voyage au bout de la nuit avec Jean Genet qu’elle désarçonne et entraîne dans les manifestations extérieures de sa folie intérieure. Violente et touchante, antipatriarcale et anticapitaliste, pro-sexe et féministe, Janey vit sans illusion aucune dans un monde désenchanté par l’exploitation, où le rêve, la conscience et ses expériences de modification existent pourtant. Se rêve Érica Jong et se condamne à l’aune de ses prisons, geôliers et juges intériorisés, parmi lesquels Président Carter («Je sais que je suis très spéciale et pas facile à vivre. Mais je suis vraiment perdue parce que tu ne me parles pas et que tu ne me baises pas et pourtant tu veux que je sois là.»), M. Turlute, Merguez, Dugland. Un monde où, puisque la femme est systématiquement objectivée et réduite à maman ou putain, l’homme est objectivement et systémiquement père ou mac — Genet y compris, Genet surtout, qui exalte le mal à travers le mâle et la pédophilie, jusque dans son désir d’être putain. 

«l’auteur prête ici sa « culture » au sujet amoureux, en échange le sujet amoureux lui octroie l’innocence de son répertoire d’images, indifférent aux propriétés du savoir. Indifférent aux propriétés du savoir.»

Sang et stupre au lycée est un roman dense et pluriel. Qui se distingue par la profusion de sa transtextualité et le foisonnement de son imagier. Fait parler Mallarmé, convoque Deleuze et Guattari (la «machine désirante» de L'anti-Œdipe), Jung et ses archétypes. Evoque Gertrude Stein, Hélène Bessette et Les machines à désir infernales d’Angela Carter. Rappelle Anaïs Nin, les relations entretenues avec son père puis avec Henri Miller, les récits qui en découlent. L’Aigle noir de Barbara et Chienne de Marie-Pier Lafontaine pour la violence symbolique et réelle de l’inceste qui introduit et perpétue la domination au sein de l’être, de la famille et de la société (écouter l’éclairant podcast Ou peut-être une nuit ). La « monstruosité » des hommes envers les femmes, reportée sur elles (Je transporte des explosifs on les appelle des mots) quand elles osent la dénoncer au lieu de la cacher « comme un Tampax sanglant » (« Les femmes ne sont pas juste des esclaves. Elles sont ce que les hommes veulent qu’elles soient. »).

« Sang et stupre au lycée
C’est tout ce que je connais... »

Transtextuelle, l’approche de Kathy Acker, via celle de Janey, est aussi transdisciplinaire, qui passe par et dépasse la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, la philosophie, l’histoire, la·e politique, la littérature. Janey dit et part d’où elle est, de là déploie toute une mythologie faite de Bataille, de rois et d’éléphants, de serpents et d’oiseaux, de sorcières, que rejoignent la Mort et la folie, le désir et la détestation de soi. Sang et stupre au lycée est une épopée horizontale, où le cheminement est intérieur, l’ascension réservée au malheur, qui choit dans un Voyage initiatique tirée du Livre des morts des Anciens Égyptiens, échoue sur un Monde symbolique, résolument naïf et désiré. Un univers fascinant fortement imprégné, consciemment ou non, dans le fond comme dans la forme, par le discordianisme ( du Principia Discordia à la Black Iron Prison « Nous vivons tous en prison. La plupart d’entre nous ignorent qu’ils vivent en prison. » en passant par la trilogie Illuminatus ! ) et la magie du Chaos.  

« Janey: Je vous en prie, dites-moi si le monde est horrible et si ma vie est horrible et s’il ne sert à rien d’essayer de changer les choses, ou s’il existe autre chose. Le désir est-il permis? »

Avec Sang et stupre au lycée, Laurence Viallet continue avec brio le travail d’édition de l’œuvre de Kathy Acker – initié en 2006 chez Désordres avec La Vie enfantine de la Tarentule noire, par la Tarentule noire et Grandes espérances – et poursuivi dès 2010 au sein de sa maison avec Don Quichotte. En cinq parties (Au lycée, Hors du lycée, Un voyage au bout de la nuit, Le voyage, Le monde) qui recouvrent dix chapitres, Kathy Acker trace ici une toponymie psychique et littéraire, mythique et archétypale, hors du commun (et) des sentiers (ra)battus. Sublimé par une édition particulièrement belle et fidèle à l’esprit du texte illustrée par un fac-similé en couleur dépliable, magnifié par la traduction magistrale de Claro, sorti en 1984 aux États-Unis sous le titre Blood and Guts in High School, Sang et stupre au lycée est le huitième ouvrage d’une œuvre importante qui dérange et interroge, comprend une vingtaine de publications produites sur autant d’années de la courte vie et carrière de Kathie Acker.

« Le livre conteste la société capitaliste (…) s’en prend à l’exploitation commerciale de la sexualité (…) On y dénonce l’exploitation sexuelle dans notre société. La discrimination envers les femmes est condamnée. »

En annexe, traduit par Jean-Paul Vienne, l’on découvre un réquisitoire de 1986 de L’office fédéral de contrôle des médias pour la protection de la jeunesse contre le livre pour Outrage aux bonnes mœurs, qui prononce sa mise à l’index en Allemagne. Une exposition et une décision qui, par leur approche naïve et factuelle, passent à côté de ce qui se joue ici : le désir de restituer par l’expérience textuelle et sexuelle la charge existentielle, émotionnelle et intellectuelle qui traversent et constituent le livre et sa narratrice (« Je ne cherche pas à vous parler des aspects tordus et dégueu de ma vie. Les avortements sont le symbole, l’image extérieure des relations sexuelles dans ce monde. »). Ce qui est extraordinaire dans l’« indémodable bêtise » (soulignée par l’éditrice) de ce réquisitoire, c’est qu’il souligne les qualités du livre (ses influences, sa singularité, sa portée) pour mieux lui reprocher des limites et astreintes (l’indépassable prison des « fantasmes traditionnels masculins. ») qui sont et demeurent les siennes propres.


« Certains textes apparaissent sous la forme de strophes. Dans certains poèmes, on découvre des vers violant les règles grammaticales. Parfois les mots apparaissent en caractères gras, d’autres fois en lettres capitales. »

Sang et stupre au lycée est un livre majeur qui se dresse à la face du patriarcat et du capital, des virilistes et autres néocons. Impressionne par la violence, la puissance, la précision, la fulgurance et la technicité de sa charge, par le regard et le rapport qu’elle instaure d’emblée et impose à terme. Une Coming-of-age story dont l’héroïne se tire les cartes pour laisser apparaître les arcanes d’un(e) psyché à la fois singulière et miroir d’une société malade. Une Ulysse dont l’Odyssée s’étale sur quelques années d’une adolescence, autant dire une vie, construite autour du sexe et de la violence réunis. Un festin nu qui se déroule lui aussi à Tanger, zone de tentatives existentielles en expérimentations littéraires, se perd entre satire sociale et addictions. Un anti-safe où la mise en danger n’est pas latente, mais effective et récurrente. À travers le livre, ce sont ses propres limites et méfaits que l’institution, juge et parti, reconnaît et condamne. Qui confond autrice, narratrice et personnages, sans pour autant leur accorder le bénéfice de l’autofiction.

« Je est désormais elle. Elle, Janey. Merde, Janey, merde. Je suis content que quelqu’un me parle du président Carter. Pourquoi est-ce que j’écris ça? Je l’ai lu. Je ferais mieux d’admettre tout. ‘‘Moi?’’ ‘‘Tout?’’ »

Hackeuse littéraire post-beat et pre-punk, féministe et queer, pro-sexe et terroriste, figure stylée de l'underground new-yorkais des eighties, Kathie Acker est, à l'image de son roman et de son héroïne (ou l'inverse), une autrice plurielle qui, à travers les positions et théories franches d'une pensée qui construit et déconstruit sans cesse, prône le dérèglement des sens contre leur absence, l'anarchie contre la déréglementation, traque en Joker les coups de trique et de Jarnac, les micmacs et trictracs de l'establishment, pour nous offrir avec ce titre remarquable un défouloir incantatoire qui ouvre à qui le lit une issue de secours qui se referme sur sa propre mise en abyme. Avec tout ce que cela comporte de possibilités et de folie. 

Une expérience de lecture unique, sensible et poignante, accessible, mais implicante, à la fois poétique et prosaïque, opératoire et mystique. Dont on croit, mais ne peut, sortir indemne. Qui agit à la manière d'une drogue, d'un rituel, d'une transe. Ouvre les portes de la perception, modifie le regard et la pensée, avec la promesse de pouvoir passer de l'autre côté du rideau et du miroir, de la scène à la loge, de la vie à la mort, de l'enfer au paradis des junkies, des dingues et des paumés (« La limite sud se délite en zones encore plus pauvres, des zones trop ravagées pour être autre chose que des zones de guerre; la limite ouest, elle, est l’Avenue des Clodos.») sans espoir de retour.

Nous n’avons pas de haine, comprenez, nous devons juste nous venger. Combattre la morosité de cette société de merde. Images robotisées aliénées. Voici votre cookie, m’dame. Non à tout sauf à la folie.

« IL N’Y A PAS DE MACHINE DESIRANTE QUI PUISSE ETRE POSEE SANS FAIRE SAUTER DES SECTEURS SOCIAUX TOUT ENTIER. »

vendredi 22 janvier 2021

Poser problème, Antoine Mouton

« Alors voilà, c'est un livre qui va sortir dans des lieux où on ne peut pas rentrer et ça s'appelle Poser problème (…) Le livre dure une journée, la journée du solstice d’hiver. C'est une journée faite de poèmes et de photographies, donc de dires et de voirs (…) C'est le poème comme exercice de présence au monde, au temps, à l'autre, à soi. De présence et de disparition c'est-à-dire qu'on s'efface derrière ce qui est dit, et c'est comme avec les photos : on disparaît derrière ce qu'on voit. »

Poser problème, huitième ouvrage d’Antoine Mouton, le second aux éditions La Contre allée après Chômage Monstre, est sorti le 6 novembre 2020 en librairie. C’est-à-dire, comme le rappelle cette belle vidéo de présentation, dans des lieux fermés. Ouverts depuis, et peut-être de nouveau fermés prochainement à l’occasion d’un énième confinement. J’aurais envie de vous dire de vous y précipiter les yeux fermés avant de lire ceci, mais je tiens d’abord à décliner toute responsabilité quant à la possibilité de se heurter à un mur ou à une chute inopinée en enfonçant des portes ouvertes.

 « La seule chance que j’ai de connaître le monde
est de m’intéresser à ce qui m’en sépare. »

 Avec Poser problème, Antoine Mouton propose plus d’une trentaine de poèmes – tous très différents dans la forme et le fond, tous plus beaux et émouvants, intelligents et facétieux, les uns que les autres – qui s’enroulent et se déroulent, se li(s)ent, se livrent et se déli(vr)ent sur plus de deux cents pages dont les numéros sont remplacés par des heures. Un livre d’heur(e)s peu orthodoxe qui nous invite à cueillir les jours présents, passés et à venir, à prendre le bon et le mal qu’ils nous apportent avec la patience et l’impatience nécessaires pour recueillir et faire revivre ces instants tannés.

« mon corps fait trop de choses pour un corps, c'est pour ça que je l'appelle le bâton, les gens croient que je parle de mon sexe mais je ne parle jamais de mon sexe (…) on n'est pas habitué sur ce corps à voir des trucs dépasser, on n'est pas habitué dans cette vie à dépasser les limites du corps »

Tout au long de cette journuit, pour ainsi dire, qui s’étend de 7 h 55 à 5 h 33, le poète explore sa pensée, observe comme elle se forme, file les métaphores pour voir jusqu'où tout cela va et peut aller. Il pénètre dans la chair, dans le corps du poème via le sien propre et celui de l’être aimé (l’habitude et l’exception), ou le visage étranger qui s’étrange (Comment entrer dans le secret d’un visage) pour devenir familier. Une entrée en matière qui s’étale en beauté et de tout son long avec le saisissant, fin et touchant, mon corps est un bâton (interprété ici pour Appelle-Moi Poésie) pour se poursuivre avec une série de questions qui, au midi de la journée et de la vie (12 h 00), passent par le cigare de Jean-Luc Godard.  

« On mange tellement de viande ici. Je ne différencie plus les joues des escalopes panées. Est-ce que c’est possible de vivre à ce point entouré de laideur sans s’en apercevoir ?
Et sans se plaindre ?
Sans essayer de fuir ailleurs ?
Est-ce que les gens peuvent regarder une carte postale de la Méditerranée sans pleurer ? »

Avec de la suite dans les idées (« en guise de petit déjeuner, au lieu des noix »), Antoine Mouton multiplie les lignes de fuite, issues de toutes les expériences et rescapées de toutes les espérances, en nous faisant vivre et revivre toutes les émotions, tous les états de conscience, tous les sentiments – l’amitié et la nostalgie, le rêve et la lucidité, l’abattement et la colère (« une fois par mois j’allais voir Vatfer pour les supplier de m’embaucher ça a jamais marché »), les désillusions et la résignation (« j'ai bien vu que derrière les mains tendues la plupart du temps y a pas de bras »), la peur ou encore l’angoisse – pour s’attacher avec sincérité, sans prétention ni concession, à délier les fils de la trame qui tapisse la réalité quotidienne.

« Il y a peut-être un lieu, entre savoir et oublier,
où agir est possible » (17 h 08)

Pour autant, Poser problème n’est pas un ouvrage antipratique ou prothéorique. On y apprend ainsi comment casser des noix sans instrument (art poétique) ; la recette de la gingeuze orangelée (« tu mets Hegel tu mets une orange bio tu mets Deleuze et du gingembre tu mixes tu bois voilà une bonne gingeuze orangelée. ») ; comment trouver un Travahi (« On retourne le sable, on grimpe aux arbres, on capture de petits crabes pour les manger. On revient sans rien à montrer ou bien on ne revient pas. ») ; comment se sont concrètement formés et déformés, bordés et sabordés, Les poètes marxistes (lecture filmée pour/sur remue.net) — sans parler de l'hilarité radicale que ces figures provoquent à chaque lecture.

« il fallait bien que je les connaisse, quitte à outrepasser mes inhibitions intellectuelles, aussi leur ai-je demandé : pourquoi vous ne voulez pas me montrer vos poèmes bande de branlous ? »

Poser problème n’est pas non plus un recueil d’aphorismes : chaque phrase se suffit en soi, mais se poursuit tout de même à l’envi(e), se déclinant au fil du jour à travers les thèmes du travail (récurrent), de l’amour (présence et absence), de la mort (les jours où je pense à la mort), des malentendus et des non-dits qui caractérisent les évidences (répondre à la poussière), du temps (qui se dévide, évidemment), de l’« insuffisance du visible » et de l’enfance (« l'attention maladive de l'enfance. La peur de rater quelque chose quand la plupart du temps il n’y a rien, ou trop peu »), du métier de vivre, en particulier et en somme, à travers ce journal intime et extime ou l’infraordinaire rejoint l’extraordinaire par le biais d’une poésie qui. Ne pose pas, sinon problème. Ne pointe pas, sinon pour interroger.   

 

« nous sommes dans tout ce qui se perd
car se perdre nous prend tout le temps » (23 h 27)

Ici chaque heure naît et n’est pas comme un poème en soi : chaque poème a son heure, et en a même plusieurs. Ainsi du long poème né sans qui n’en finit pas d’être un poème naissant — de 1 h 01 à 5 h 15 tout de même, sans compter les blancs dans la page et les heures et l’oubli qui prennent corps. Pour dire les choses telles qu’elles sont, Poser problème est un livre qui demande du temps et de l’attention. Pas directement, mais au sens où l’on a envie de lui en accorder, où l’on prend plaisir à prendre du temps pour et avec lui, parce qu’il nous en accorde beaucoup aussi. On y retrouve avec joie un tas de choses, et même plus, que l’on aime dans cette œuvre toujours plus conséquente et stimulante – romanesque et truculente avec par exemple Imitation de la vie, ou poétique et bouleversante avec Les Chevals morts et Chômage monstre – empreinte d’intelligence et de sensibilité, de pudeur et d’espièglerie.

« Il faut un peu se méfier de ce qu’on nous propose.
C’est dommage parce que vivre et se méfier c’est difficile de faire les deux en même temps. » (inventer sa journée, 23 h 48)

Tout cela impose Antoine Mouton comme un poète et photographe, styliste et conteur, avec lequel il faut compter — les heures, mais pas seulement. Et expose à demeure Poser problème comme un livre vivant auquel et sur lequel l’on veut pouvoir revenir ; un jeu de réflexion et de reflets où mots et images se répondent ; où poser problème fait solution ; où ce qui est lu se dilue, infuse et diffuse un amour du nonsense et des jeux de mots contagieux qui interrogent les sens et sons entre Oulipo et phénoménologie. Avec cette voix unique, douce et grave, que l’on retient et qui tient tout le texte ; ce regard qui s’attarde avec une bienveillance (« la vie parmi les autres est une enquête les indices sont rares »), une sincérité et une délicatesse (« Il y a tellement de raisons de ne pas faire l’amour ») peu communes sur le temps, les choses et les gens (« Des gens qui croient au pouvoir recouvrant de la peau »).

« On a jeté au hasard le grand sac
de la mort au-dessus de la foule

qui ne courait pas, mais regardait
s'abattre sur elle la toile brune
— tout le monde a été pris. »
(le sac de la mort, 15 h 41)

Pour achever d’imprimer ce recueil sur la rétine et dans les esprits, les éditions La Contre allée se sont fendues d’un colophon barré très adéquat, que collent au fond quatorze photographies réalisées par l’auteur, impressions de déjà-vu (hauts lieux au crépuscule et aurores boréales) qui prolongent et font écho à la trentaine d’autres (corps dénudés, villes, personnes, objets, animaux, paysages en un fil tendu d’abandons et de liens) qui émaillent l’ouvrage, l’ouvrent comme autant de fenêtres vers d’autres possibles, d’autres journées et d’autres nuits, d’autres angles qui se proposent et se disposent à devenir d’autres façons de Poser problème. Mais il est tard, monsieur, madame, il faut rentrer chez soi — le solstice est passé, les jours se suivent sans se rassembler, et déjà le couvre-feu couve d’un mauvais œil le soleil qui lézarde les murs des façades et darde ses rayons dans le périmètre pour regagner jour après jour les heures fauchées par les mois sombres. Avant que la librairie et les yeux ne se referment, vous avez juste le temps de vous y procurer de quoi Poser problème pour méditer sur tout ça. 

Extraits et photos : © Antoine Mouton et La Contre allée. Crédit texte et photo de photo et de texte : (cc) Eric Darsan.

lundi 21 septembre 2020

Chienne, Marie-Pier Lafontaine

Incisif et réflexif, Chienne, de Marie-Pier Lafontaine, sorti au Québec chez Héliotrope il y a un an et tout juste publié en France par Le Nouvel Attila le 4 septembre 2020, est un premier roman qui ne mâche pas ses mots. Une autofiction percutante qui, pour décri-re/-er la réalité d’un «viol suspendu, inceste latent», traque l’ombre derrière la proie sans en lâcher aucune.  

Crédits photo à la fin de l'article

«Parmi toutes les lois du père,
il y en avait une d’ordre capital :

ne pas raconter
»

Chienne est le livre d’une survivante, le résultat d’un travail d’excavation sans concession dans la forme comme dans le fond qui en entraîne ici, plus humblement, un autre. D’où ces quelques mots en guise de précaution pour rappeler quelques évidences : tout ce que vous trouverez ici est, mais n’est pas dans le livre. Chienne est un livre court et clair, saisissant et abordable, qui, pour partir d’une réalité, parle de lui-même. Aussi, quitte à l’évoquer, autant envisager, en plus de ce qu’il est, ce qu’il peut faire. Une démarche que je rappelle régulièrement et que nous avions, à la demande de L’Ogre, explicitée avec Lou lors de nos Manifestes de la critique.

La littérature me fait, le monde me fait – la violence, la révolte, l’enthousiasme, l’amour, l’expérience me font – l’écriture me fait, la lecture me fait. A leur contact, je me fais moi-même chaque jour davantage. J’ai envie de parler de ce qu’un livre me fait, et en quoi, mais aussi de ce qu’il dit/fait de sa/ma/notre réalité. De ce que je peux faire de ce livre, mais également de ce que je peux faire de ce qu’il me fait. De son action sur le réel, sur moi qui suis dans cette réalité, de notre rétroaction sur elle. Et ce d’autant plus quand la fiction vise, non seulement à rendre compte de, mais à dépasser pour mieux surpasser la réalité que l’on nous fait, qui nous fait et que l’on peut faire/refaire/défaire à notre tour.

Qu’est-ce que cela peut me faire? Souvent l’expression est utilisée avec dédain. Comme si, en l’occurrence ici, ce que l’autrice fait de ce que le père fait de la narratrice ne nous touchait pas, ne nous regardait pas. Comme s’il s’agissait de phénomènes isolés, apparaissant par intermittence, échappant à notre entendement et donc à notre action. Mais nous vivons parmi les monstres, et les monstres sont parmi nous, quand ils ne sont pas en nous. En puissance ou non, qu’ils s’ignorent ou non. Même et surtout quand ils s’ingénient à faire le mal et le malin, comme ici, il n’y a pas de génie du mal, aucune intelligence là-dedans, rien à comprendre et moins encore à excuser. Raison de plus pour se sauver, et sauver celles et ceux que l’on peut.

Le diable fait rarement dans le détail : il est bête et méchant, tourne en rond, projette son mal être sur les êtres qui l’entourent. Il est grossier, exhibe sa queue et ses cornes, aiguillonne les damnés vers et dans les flammes de l’enfer. S’il n’avait pas cette aura, s’il y avait une échappatoire, si l’on avait la force ou l’aide nécessaire, si l’on ne nous avait pas convaincu·e·s de son autorité et de notre culpabilité depuis l’enfance, l’on aurait juste envie de se retourner et de lui en coller une. C’est ce que fait Marie-Pier Lafontaine qui, avec mordant, lui réserve un chien de sa Chienne. Voilà ce que j’aimerais mettre en lumière, en écho, en disant pour une fois davantage qu’en faisant sentir, sinon l’urgence et la nécessité, l’importance d’un tel livre.

En souhaitant qu’à sa suite les langues se délient, que l’échine se dresse, que les griffes et les crocs s’acèrent, et que la colère se déchaîne.

« Il brandit un collier. Tape sur sa cuisse. Ici, ici. Le père, il me dit souvent. Trop souvent. Tant qu’à être une sale chienne, aussi bien l’être jusqu’au bout (...) M’obliger à jouer à la chienne est le meilleur moyen qu’il a trouvé pour que je traîne nue à ses pieds. »

«Il vaut mieux exister en tant que chienne que de ne pas exister du tout.»

Elle était, toutes ces fois, une petite fille traitée comme – jamais on n’oserait traiter – une chienne, qui survécut et devint une jeune femme. Qui replongeant dans son passé raconte comment, tenue en laisse, elle est soumise avec la complicité de la mère aux pires sévices par un père incestueux, tortionnaire, pervers et misogyne. Un père obscène, obsédé, irascible, insatiable, excité et nourri par la terreur et la souffrance qu’il sème. Qui se répand sans répit autour de lui, en injures, en menaces et coups, en semonce et semence. Qui jette sans cesse son dévolu sur ses filles. Avec pour seul interdit, posé par la mère, de les pénétrer sexuellement.

Les humiliations, les pleurs, les coups, les plaies, les hurlements : à partir de là, tout devient prétexte à, moyen de, repousser les limites du supportable et du tabou, faisant du quotidien le vaste terrain de jeu d’un exercice à contrainte. Le personnage du père, s’il est particulièrement monstrueux, et à ce titre emblématique, n’est pas pour autant celui d’un conte, d’un fait divers. S’il paraît isolé c’est parce qu’il isole, cloisonne ses proches et nous avec, par la sidération que provoque le trop-plein de ses exactions. Mais, pour peu que la parole se libère, l’on réalise combien il apparaît plus proche car plus commun qu’on ne pourrait le penser en réalité.

«Nous étions, ma sœur et moi, les victimes parfaites pour le père. Nous avions toutes deux un vagin.»

Cette histoire relate la douleur et l’horreur de la condition qui est faite aux enfants et aux femmes, interroge le pouvoir de l’écrit qui pointe la banalité du mal au sein même de la cellule familiale. Le monstre qui ne devient monstre – Papa-monstre – qu’à partir du moment où on le montre, le dénonce, le nomme. Le mâle prédateur qui, sorti de la norme, épinglé tel qu’il hait, est encore présenté sous les traits bonhommes du bon père de famille par les médias, voisins et pairs feignant l’ignorance et la stupeur. Dont les tares (d)énoncées, réunies, révèlent un mal prétendument insoupçonnable. Quand chacune, pourtant, suffirait à le rendre monstrueux et donc punissable.

Ce constat, loin de relativiser les crimes du père, montre au contraire combien ils sont permis, tolérés, tus. Seuls l’autorité que la société lui confère et le silence qu’il impose à l'intérieur comme au dehors du foyer lui permettent de poursuivre sa vie criminelle sans être poursuivi. De s’assurer en toute impunité de son pouvoir en abusant de celles et ceux qui y sont soumis. C’est pourquoi il est important, de soustraire les mots et les corps à cette emprise, de les exfiltrer, de les faire exister (du latin exsistere : sortir, naître, se montrer ) hors de lui, poussés par et malgré la haine et la honte que le foyer concentre, entretient, irradie.

La plupart d’entre nous, les femmes et les enfants d’abord, ont déjà été victimes ou témoins dans leur vie de violences commises avec la complicité ou non, le silence ou non, de son entourage. Dans le meilleur des cas, on sait que ce n’est pas normal. Dans la majorité, on tente de se rassurer. On se dit que cela ne peut pas durer, qu’une personne va intervenir. Dans la réalité, on ne peut se fier ni à la bonne volonté du bourreau ni à celle des autres. Qu’aucun enfant, qu’aucune femme, qu’aucune personne ne puisse plus être : battue, humiliée, violée, maltraitée ou menacée de l’être, victime de l’autorité de qui que ce soi, en public ou en privé : voilà ce que l’on souhaite au contact de la violence comme au sortir de ce livre.

Ici, le seul réconfort de la narratrice est la présence aimante de sa sœur qui partage son sort, ainsi que ce livre qui lui est dédié («À ma sœur, Nous deux contre le reste du monde.») Et ce, malgré les sept autres enfants de la famille et les tentatives du père pour les séparer. Au moment des faits et à plusieurs reprises, l’école, le tribunal, la police (auprès de qui la narratrice, conduite par sa propre mère, doit témoigner en faveur d’une camarade incestée) auraient pu intervenir s’ils n’étaient eux-mêmes des dispositifs disciplinaires d’une société d’hommes («Le juge aussi est un homme») adultes (L’avocat de la défense : «Les enfants mentent»). De même que la mère, si elle était suffisamment bonne, au lieu d’être complice.

«Mon premier souvenir d’enfance (…) Elle lui interdit ce jour-là de nous pénétrer. La mère sait très bien qu’à part cuisiner et écarter les jambes, elle ne sert pas à grand-chose. Alors si son mari en venait à baiser les enfants, à quoi, elle, servirait-elle?»

«La mère participe à l’inceste» : la narratrice le répète. Comme se répète la violence. Une mère «hargneuse», omniprésente par son silence, son inaction, sa complicité. Une mère qui nie les attouchements sur ses filles, attachées, clouées devant un film porno trash. Une mère violée devant elles, violées par procuration, en avant-goût de ce qui les attend. Une mère «kidnappée» à seize ans par leur bourreau, dressée en quelque sorte par lui pour banaliser, accepter et faire accepter cette non-vie d’insultes, faite de coups et de viols à répétition, malgré la terreur et les cauchemars. Une mère qui verrait son existence reniée, sa famille détruite, si le pouvoir du père tel qu’elle l’a toujours connu et supporté était renié, dévoilé ou dévoyé.

Ce pouvoir du père sur son entourage – femme et enfants minorisées dont il use et abuse en bon propriétaire, possédant sa femme et fantasmant ses filles en prostituées offertes à d’autres hommes faute de pouvoir les pénétrer lui-même – n’est autre que celui conféré par nos sociétés patriarcales qui régissent rapports et transmission. Une logique qui veut que même la question de la libération des enfants et des femmes soit posée par ceux qui en abusent sexuellement. De tels monstres existent, ils sont partout, on ne peut les ignorer : l’espace public comme privé est à eux, fait par et pour eux : ils assoient leur pouvoir, s’écrivent et passent à l’acte dans la littérature et dans la réalité par leur participation active à une culture du viol. 

 

« On dit qu’il est normal d’avoir peur du viol. Que son idée seule terroriserait n’importe quelle femme. Moi, le viol ne me fait plus peur du tout. J’ai reçu suffisamment de coups, de haine et de crachats pour ne plus trembler devant la possibilité d’un contact non désiré. Mon corps a été maltraité tant de fois, mes os battus, que ma chair a été vidée de son sacré. »

« La peur nous a été inculquée avant même le mot pour la nommer. Je me souviens d’une sensation diffuse. Un picotement sous la peau. La peur mobilise le sang dans les veines du cœur. Laisse l’extrémité des doigts et des orteils glacée. »

On ne peut ici séparer l’homme de l’artiste ou du bourreau, sinon à la hache. Quand Sade, noble tortionnaire couvert par sa famille bien qu’embastillé par elle, compense sa frustration par ses écrits (dont semble tirée la scène de Chienne où le père est imaginé offrant les orifices découpés de ses filles) passe pour un chantre de la liberté victime de l’arbitraire. Quand Sollers, en pape des lettres, répète avec Casanova qu’il est naturel de désirer sa fille et même de coucher avec elle. Quand Matzneff, pédophile notoire, après avoir manipulé à coup de rhétorique et d’esthétique ses amants, amantes, lectrices, lecteurs, est défendu par des élus que l’on découvre eux-mêmes pédophiles. Quand un président nomme un ministre accusé de viol à deux reprises et dit, pour sa défense, qu’il lui a parlé «d’homme à homme» (faudrait pas être dérangés).

Si – comme on le constate systématiquement quand il s’agit de violences spécifiquement exercées contre les femmes et les enfants – un homme se sent, à la lecture de Chienne, attaqué ad hominem et obligé. 1/ De se dédouaner («le père ne reflète #pas tous les hommes» – «Pas tous les hommes, mais assez pour qu'on ait toutes peur» répondent les colleuses). 2/ De se plaindre «qu’on ne peut plus rien dire ni faire» (on se demande qui est qu’on). 3/ De minimiser, d’excuser, de donner raison, de jouir des sévices infligés  : l’on comprendra que ce n’est pas le livre le problème. Ce n’est plus qu’une question de genre : c’est une question d’empathie, d’éthique, de respect – pas de mauvaise foi, de faux discours, de faux-semblant. Rien ne peut excuser qu’une personne soit traitée plus vilement qu'une chienne devrait l'être.

«Les hommes m’aiment, m’ont toujours aimée, comme on aime une chienne. À quatre pattes. La langue sortie. Surtout ne pas grogner, surtout ne pas mordre. Ils me l’ont dit. Leurs phalanges verrouillées autour de mon cou. Une ceinture une fois. Ils me l’ont dit des centaines de fois t’aimes ça, hein, maudite chienne.»

La vraie force de Chienne, c’est de renverser le rapport de force et de valeur, de montrer combien, même mise plus bas que terre, la narratrice est toujours meilleure que son, puis ses agresseurs. On dit souvent le sexe comme violence, rarement la violence comme sexe. Chienne dit. Comment nos sociétés, les femmes et surtout les hommes qui les font, élèvent les filles dans l’idée de la virginité pour mieux les saloper, avec la peur qui entoure sa perte et la menace du viol. Une peur intégrée, perpétuée au quotidien, à l’âge adulte, au fil des générations. Comme s’il s’agissait d’un fait naturel, un passage obligé, quasi rituel, validé par la réalité. Une peur prolongée par celle des victimes de devenir violentes ou pédophiles. Comme si l’éducation et la génétique se rejoignaient pour enfermer l’enfant conçu à ses croisements, le priver de son libre arbitre plutôt que de lui permettre d’échapper, en conscience, au cycle de la prédation.

Il faut rappeler sans cesse qu’il n’y a pas de victime prédestinée, de martyr sans bourreau, de viol et d’inceste sans violeur. Si cela se dit et se fait d’un côté, se tait et se subit de l’autre, ce n’est pas parce que cela s’ignore, mais bien parce que tout le monde sait. Famille, voisins, amis, et jusqu’au plus au sommet de l’Etat : la majorité sait, se tait et suit, élit et lit ce qu’on lui dit par convention, confort et bienséance, au sein d’un modèle qui n’a de «sécuritaire» que le nom. Chienne le sait, le dit, se livre et délivre. C’est pourquoi ce livre parlera à beaucoup, y compris à cette majorité, même si elle ne veut pas en entendre parler, ne veut pas se sentir concernée. Ce livre est un livre majeur au sens où il parle de lui-même pour s’adresser avec aplomb à toutes celles et à tous ceux qui s’y reconnaîtront, qu’ils et elles le veuillent ou non. 

« Il y a tout un pan de la violence que je ne me résous pas à écrire. Ça en ferait trop. Trop de violence dans le même livre. On se dira que j’ai exagéré ou menti. Et toutes les personnes qui me diront que j’ai exagéré ou menti seront mon père. Je ressentirai l’urgence, à chaque fois, de leur planter un couteau dans la gorge. »

« À défaut de pouvoir tuer mon père, je me suis amputée de son nom. J’ai tranché d’un seul coup ce morceau de lui qui me talonnait où que j’aille. »

Le mal est déjà fait, mais tout n’est pas consommé : le pire est à venir, du moins c’est ainsi qu’il se présente pendant qu’il s’affaire. Ici, l’issue n’est pas dans la reconnaissance et la compréhension des sévices infligés par le père (il le sait, en jouit) : c’est que le possédé (par lui-même, par une folie furieuse) soit dépossédé de la violence qu’il exerce, perde l’exclusivité de la monstruosité. Même si cela doit passer par le désir contradictoire et transitoire que son pouvoir soit exercé par d’autres et ses menaces de viol réellement mises à exécution. Le seul moyen d’en finir une bonne fois pour toutes, c’est de tuer le père avec la peur qu’il inspire, de l’expulser du corps et de l’esprit, de bannir jusqu’à son nom. Lui, et tous ceux qui suivront — «Ce serait la seule vengeance possible. Que tous les hommes que je baise meurent.»

C’est l’empowerment, l’affirmation du pouvoir de la narratrice malgré les séquelles de sa persécution, qui permet à la vie de reprendre ses droits sur la mort, de les restituer à celle qui en était privée, et de briser la chaîne qui retenait la Chienne. Car si le père dresse, c’est aussi contre lui : c’est quand elle ose lui opposer un «non», lui dire que cela suffit, qu’elle le montre tel qu’il est et agit en pleine lumière, vampire sans neurone, miroir sans reflet, qu’il disparaît. Bientôt le déterminisme fait place à la détermination. Une intolérance épidermique à l’injustice et à la violence, une sensibilité à fleur de peau et une force phénoménale se développent. La difficulté, c’est de parvenir à relâcher sa garde sans presser la détente. Les superhéroïnes sont toujours des survivantes : il y a la fois du Jessica Jones et du Wolverine dans Chienne.

Être au contact du monstre ne contamine pas seulement, cela arme et immunise aussi.

«Je voudrais continuer à taper sur les touches de mon clavier jusqu’à ce que le bout de mes doigts saigne.
Que personne ne puisse croire qu’il s’agit de la fin.
»

Au moment où je terminais cet article, au milieu des montagnes, une femme est venue nous voir, à la panique : elle cherchait une corde, sa chienne était tombée. Deux jeunes hommes avaient vu la scène, comment la chienne de quatorze ans qui jouait sur la falaise avait roulé. Quand nous les avons rejoints, l’un d’eux était déjà à mi-chemin, la chienne morte à bout de bras, à bout de force. Je l’ai sanglée, hissée sur mon épaule, soutenue de la main. Nous avons fait le reste de l’ascension en nous hissant les uns les autres, sans masque ni distanciation sociale, solidaires et respectueux. Il fallait prévenir les enfants. La mère était au bord des larmes. Le père, désarmé, un peu rigolard, a pris son téléphone et dit la vérité crûment.

En y repensant, j'ai revu la chienne de ma grand-mère jetée sans ménagement dans la benne de l’équarrisseur. Nous étions elle et moi en visite chez mon père et ma belle-mère. J’étais encore adolescent, mais cela devait faire dix ans que je refusais de les voir. D’après eux, la chienne avait fui, avait dû s’empoisonner ailleurs pour revenir mourir sur le pas de leur porte. Que cela nous paraisse étrange n’y changeait rien, peu importe ce qui s’était passé : on ne sait jamais ce qui passe par le corps ou la tête d’une chienne. Désormais elle était morte, c’était fini. Après tout, ce n’était qu’une chienne, on n’allait pas en parler pendant cent sept ans. D’ailleurs eux aussi avaient eu une chienne, longtemps enfermée dans le noir, avant qu’elle ne fuie. J'ignorais alors que je m'apprêtais à me jeter de nouveau dans la gueule du loup, qu'il me faudrait encore vingt ans pour m'en tirer vraiment.

À ce moment je me suis estimé heureux de m’en être sorti.

 

« J’ai inventé un souvenir d’enfance. De toutes pièces. À croire que j’avais besoin que personne ne sache tout à fait la nature exacte de ma souffrance. Qu’il y ait cette pièce amovible dans le casse-tête. Il y a une justesse biographique plus grande dans ce morceau de mensonge, de fiction, que dans les reconstitutions. Et si un jour j’étais lue. Si j’étais lue, je porterais ce faux souvenir avec encore plus de conviction que les autres. Je dirais même que c’est le seul qui soit véridique, qui nous soit bel et bien arrivé. »

«Moi je sais où les monstres dorment la nuit. Je sais exactement où.»

Les choses sont parfois plus complexes et leurs résolutions plus simples qu’elles n’y paraissent : souvent la réalité épouse la fiction, l’enfante pour le meilleur et pour le pire, jusqu’à être dépassée, puis remplacée par elle. Chienne est un roman, une autofiction qui s’écrit, entre déni et mimésis, sans catharsis aucune. Peu importe que l’autrice ait vécu dans le détail telle ou telle torture : toutes sont réellement commises, dans le livre comme dans la réalité. Chienne dit la réalité telle qu’elle se présente, la mémoire telle qu’elle se manifeste, en particulier lors d’un syndrome de stress post-traumatique : violente, fragmentée. Il ne dit pas tout le réel : simplement la violence et la terreur qui l’habitent, mais autre chose existe.

Les blancs sont là pour le rappeler, qui permettent de soutenir l’insoutenable, mais aussi le récit, comme autant de fils de chaîne qui sous-tendent, cousent, relient la trame. À l’image du personnage de la couverture – portrait brisé d’un poupon fait poupée, mais qui conserve son unité malgré les bris – l’autrice et la narratrice survivent sans se recouvrir pour autant : nous sommes dans l’auto, pas dans la non-fiction : ici pas question ici de témoignage, de procès, de thérapie, mais de littérature. Une littérature de l’intime, qui intime aussi, ordonne le réel. C'est un livre qui s'inscrit durablement - avant, pendant, après - son écriture dans la réalité qui prend corps avec lui. Un tour de force et de courage exemplaire, édifiant et inspirant.

«Je dissimulais mes désirs dans des textes de fiction, enfant. Deux sœurs en fugue. Pourchassées par un monstre à deux têtes. Elles s’enfuyaient dans de sombres forêts. S’armaient de branches, de bâtons. Aujourd’hui, je ne cache plus mes désirs. Je voudrais que ce texte décime ma famille entière.»   

Doctorante en création littéraire à l'Uqam, Marie-Pier Lafontaine, dont les recherches portent sur «les différentes représentations de la violence contre les femmes» signe avec Chienne un livre qui dérange, bouscule, sans chercher à s’en excuser. Qui dit, brute, la parole d’un dérangé, d’une brute, pour combattre la violence par la violence. On n’est pas là pour comprendre les motifs du père, les excuses de la mère, mais pour y répondre coup pour coup, et au-delà. C’est un roman qui se construit dans la lutte. Attaque, pare et bloque, roule, glisse et contre, travaille son jeu de pieds contre les vilains jeux de main. Frappe là où ça fait mal. Ne soigne pas, sinon son style. Pense avant, panse après. Avec Chienne, la littérature aussi est un sport de combat.

Chienne est un livre qui n'épargne rien ni personne. On le referme avec une colère, une rage, une volonté de ne plus se laisser faire, littéralement : de ne plus se laisser abuser, construire et enfermer par l'abus. Nous avons, la plupart du temps et avec raison, peur de la violence : celle des autres, mais aussi la nôtre. Il faut se réconcilier avec la seconde afin de vaincre la première. Le livre est violent car la réalité est violente. Pour être entendue et crue, il faut parfois se montrer crue. La vraie question est de savoir quelle société nous voulons. Dans l’état actuel des choses et des hommes, il s’agit de ne plus laisser aux hommes le monopole de cette violence. De s’emparer des armes (, )du pouvoir, et de discuter après. De trouver la liberté de dire et d'être.

« À quoi bon écrire chaque épisode, chaque violence, chaque soumission. Jamais personne ne pourra comprendre ce que c’était que de grandir sous le même toit que cet animal. Et même si j’avais des photos à montrer et des enregistrements vidéo et d’autres photos encore, il faut l’avoir vécu dans son corps pour comprendre. Je fais partie des éclopées. De ces gens qui ont expérimenté au plus près du cœur la déchirure du monde. Je ne crois en rien si ce n’est en la capacité des hommes à détruire.»

«J’aurais voulu écrire un roman sur mon enfance, avec des pages et des pages remplies d’écriture. Sans espaces blancs, sans pauses ni silences. Que l’on comprenne bien tout le vacarme que fait faire la peur de mourir à un cœur.»

Comment communiquer aux autres cet inexprimable auquel on a survécu sans risquer de les abattre? Comment ne pas ressentir soi-même parfois - selon les jours, les événements – cet abattement face à l’indifférence, à la violence des mots et des gestes, à la poursuite d’un ordre politique, économique et social invivable? Comment vivre, lutter et endurer tout ça, sans se dire à un moment à quoi bon, et sans le dire aussi? C’est parce que cette désespérance qui accompagne la vie est forcément importante, à dire et à écrire, que le comment l’emporte sur le pourquoi, parce que la survie physique et mentale en dépend, parce que c’est ça ou la mort.

C’est d’ailleurs un des pivots du livre : s'autoriser à écrire, à dire, à être lu, à lire. Ici aucun compromis. Il s’agit de faire exister, de ne plus nier l’évidence et les preuves accablantes des souffrances et violences systémiques, constantes, omniprésentes, faites aux femmes et aux enfants. La question c’est : qu’est-ce que l’on fait de ça? Sur le plan humain et littéraire. Autrement dit : que faire de cette expérience dans l’écrit, puis de cette expérience de lecture? C’est pourquoi Chienne est, plus que jamais un livre nécessaire. Parce qu’on ne peut, qui que l’on soit, ajourner la possibilité de savoir, de dire et d’agir, sans être complice.

S’il faut expliquer la vie que ce soit à armes égales. Nous avons besoin d’une littérature sororale, bienveillante, amie. Qui déconstruit, brise ces patterns patriarcaux qui, sous le couvert du constat post-moderne, étalent encore les fantasmes et l’impuissance de ceux qui les écrivent comme ils jouissent : seuls et avec mépris. Chienne rapporte comme on lui a appris, mais à sa façon. Chienne dit les choses comme pas un, s’inscrit dans un corpus de littérature autofictive, intime, féministe et politique, de la révolte et du combat qui, loin d’être isolée, marginale, exhibitionniste, s’élève dignement, en termes d’éthique comme d’esthétique, aujourd’hui.

«Je n’arrive pas à écrire avec suffisamment de haine. Que m’arrivera-t-il si ce texte ne suffit pas à le tuer?»

On sort de cette histoire moins (r)assuré.e, mais dans le même temps plus déter que miné.e. À bien y penser, ce n’est pas (plus) un livre que l’on a entre les mains, mais une arme. Une arme assemblée patiemment, pièce par pièce, geste après geste, avec détermination, avec le blanc des pages comme plan de travail, tout au long de ce que l’on a cru être un roman. Une arme parfaitement lestée, efficace, à la mécanique précise, où chaque rouage s’enclenche se joue au millimètre près. Où les vides même constituent l’âme du canon, qui permettent de loger une balle entre les yeux ou les jambes (maculer/émasculer, c’est tout un) de l’ennemi.

Une arme moins par nature que par destination. Une arme dont le sens de la visée varie selon que nous nous tenons d’un côté ou de l’autre de la ligne de mire. Une arme qui confronte et tient à distance, menace et protège, défend aux oppresseurs, défend les opprim·é·e·s, livre et délivre. Une arme qu’il suffit de saisir pour ressentir et dire : Nous avons ouvert les portes et quitté les foyers. Nous avons pris le maquis, les sentiers. Ne nous rejoignez pas avant d’avoir vraiment franchi le pas. Nous avons besoin de chemins. Nous avons besoin d’une littérature qui ne soit pas qu’un mémorial des victimes, mais qui nous nourrit, nous abrite, nous réunit, nous arme.

Ce livre est une arme. Pas une heure ne passe sans qu'une femme, un enfant, tombe sous les coups. Pas un jour ne passe sans que parlent les armes. Il serait temps de trouver le courage de les écouter, d'apprendre leur langage.

Crédits : (CC) Eric Darsan pour le texte et la photo de couverture ; © Le Nouvel Attila & Marie-Pier Lafontaine pour tout ça, et le graphisme de la couverture, les extraits, la présente édition ; © collages feminicides Rennes, © achlys chimon,© collages feministes Marseille, © collages feminicides Lyon, © collages feminicides Paris pour les photos de collages que vous pouvez retrouver sur instagram et partout dans les rues, avec l'immense travail et le courage que cela exige.