lundi 1 avril 2013

Journal d’Adam, journal d’Eve, Mark Twain

Après Bric-à-brac man de Russell H.Greenan nous continuons notre exploration des publications de L’œil d’or auquel Libfly consacre sa neuvième édition d’Un éditeur se livre avec cette fois, toujours dans la fiction, une réédition très réussie du Journal d’Adam et Journal d’Eve de Mark Twain pour laquelle je tiens à les remercier.

L’histoire, la petite comme la grande, débute avec l’écriture. Celle d’Adam qui ne l’invoque que pour évoquer les désagréments que lui procurent la présence de « la nouvelle créature ». Celle d’Eve qui interroge ce qui l’entoure. Celle de l’auteur, enfin, qui réussit successivement avec humour et sensibilité à dresser un portrait original de ces premiers représentants de l’humanité.

Twain - dont le nom évoque à la fois la dualité et la distance de sûreté qui permet à un navire de ne pas s’échouer - joue ainsi sur cette ambivalence entre la notoriété et l'ignorance de ces premiers nés, comme hésitant quant au point de vue à adopter, oscillant entre regard omniscient et une focalisation interne, contribuant à rendre flou la frontière qui le sépare de ses personnages. Et pour cause : si  1893 voit naître la première mouture du Journal d'Adam, ce n’est qu’au lendemain de la mort de sa femme, qu’il se verra réécrit et réunit au Journal d’Eve.

Ainsi donc, si de prime abord tout semble opposer nos deux personnages, sinon les séparer - jusqu’à leur publication - ces longs « extraits du journal d'Adam » suivis du court « Journal d'Eve », tous deux prétendument traduits « d'après le manuscrit originel » présentent en réalité de nombreux parallèles et de véritables correspondances entre les actes et jours évoqués par l’un et par l’autre.  Et ce n’est qu’en les comparant que l’on comprendra qu’elle se sent obligé de faire les « frais de la conversation », le croit « flatté » et le suit sans cesse quand lui ne songe d’abord qu’à la fuir, déplorant que « ça parle trop fort » Et que l’on pourra à juste titre se demander finalement qui, d’elle ou de lui, a écrit le premier. Et à qui revient la faute du péché originel.

Ainsi l’incompréhension qui régit d’abord leur relation et donne lieu à tant de situations absurdes (leur premier mode de communication consiste à se lancer des mottes de terre) va-t-elle progressivement céder devant une certaine reconnaissance réciproques des qualités, caractères, manies, goûts et envies de chacun, et combien ceux-ci s’enrichissent au contact de l’autre. Et, tandis qu’Adam, personnage plus naturel que culturel (à l’opposé des préjugés qui voudraient que l’homme soit du côté de la raison et la femme de l’instinct) va devenir plus sophistiqué à mesure des échanges avec Eve, celle-ci apparaît clairement à la fin du récit et malgré la moindre place qui lui est réservée, bien plus complexe que son compagnon qu’elle nomme « l’Expérience ».

Tirant des leçons des siennes propres, éprise de beauté et férue de sciences, c’est en effet chez elle que l’on retrouve les réflexions les plus originales ainsi que la plus grande part d’introspection. Déplorant d’être comprise par les animaux sans pouvoir les comprendre, honteuse de son ignorance, usant tour à tour d’un langage scientifique et familier, capable des pires bévues pour confirmer  ou infirmer ses croyances et postulats, elle va jusqu’à élaborer un principe d’induction/déduction pour valider ses actions : « Il est toujours préférable de valider les choses par l’expérimentation concrète : ensuite, vous savez[…] vous ne le saurez jamais si vous vous fiez uniquement à des intuitions et à des suppositions. »

Cette propension à interroger son propre point de vue mais également les divins desseins avec autant de naïveté que de rigueur ainsi que l’incapacité de supporter l’incertitude qui en découle qui constitue leur point commun. De là à dire qu’ils recherchent la connaissance il n’y a qu’un pas que chacun encourage et décourage à la fois, comme quand Adam veut empailler Caïn, ou quand Eve tente de cueillir le fruit de l’arbre défendu. Tout cela, on s’en doute, va les mener à la chute mais aussi à l’union à travers un récit aussi drôle qu’émouvant, bourré de clins d’œil et références bibliques, historiques, philosophiques ou scientifiques, de la théorie des formes à celle de l’évolution (avec un Caïn qui, de « poisson », devient « kangourou » sous le coup des théories que l’on peut à juste titre qualifier d’adamiennes)

Pour ce second volet d’Un éditeur se livre consacré à L’œil d’or organisée par Libfly à l’instar des Lettres à la terre du même auteur que d’autres contributeurs ont choisi, ce Journal d’Adam et Journal d’Eve bénéficie des talents du traducteur Freddy Michalski et de l’illustratrice Sarah d’Haeyer qui servent à merveille l’esprit de ce petit livre sur lequel il y aurait somme toute encore beaucoup à dire. Un ouvrage drôle et touchant à la fois, qui met en avant la complexité des genres et des relations qu’ils peuvent entretenir, la vision que l’époque de Twain et que l’auteur lui-même pouvaient en avoir, et qui questionne nos conceptions contemporaines au moment même où la question du genre fait débat.

Nous retrouverons L’œil d’or et ses parutions très prochainement avec, dans la collection Essais & Entretiens cette fois, La Révolte des enfants des Vermiraux d’Emmanuelle Jouet. Un ouvrage moins ludique et moins poétique qu’il n’y parait mais qui a le mérite de poser là encore des questions sociales puisqu’il présente « la dérive d’une institution sanitaire et éducative ainsi que les modes de complicité qui ont permis de dissimuler ces crimes ».  

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