samedi 21 mars 2015

Le Veilleur du jour, Jacques Abeille

Après Les Jardins statuaires et un détour par Vilnius Poker, nous reprenons notre exploration de du cycle des Contrées de Jacques Abeille avec Le Veilleur du jour qui sort le 26 mars et que j'ai eu le plaisir de découvrir en avant-première. A cette occasion, je tiens à remercier Lucie et Le Tripode - dont j'avais déjà eu l'occasion de vous parler lors de la parution de Glose - pour l'envoi comme pour le magnifique travail d'édition réalisé ici comme ailleurs par la maison.  

Avec Le Veilleur du jour, second tome du cycle, l'auteur nous convie à un nouveau voyage, très différent du premier, non moins étrange mais plus palpitant encore. 

Bienvenue à Terrèbre. A mesure que l'on s'éloigne de l'éternité des Jardins statuaires, l'Empire tout entier semble converger vers sa capitale aux allures médiévales, ville d'exilés, de déracinés hostiles offerts au commerce et à la promiscuité par l'administration, la police et les guildes. « Ce n'est plus un pays, c'est n'importe quoi », convient-on aisément. Et pourtant, mû par on ne sait quels mobiles, un autre voyageur, peut-être, que celui que nous avons pu connaître précédemment, répondant confusément à l'appel de ce foisonnement, a lui aussi quitté l'hospitalière campagne pour rejoindre la cité grouillante. Jardinier ? Alchimiste ? Bûcheron amnésique qui, fort d'un « oubli vigilant », n'a de compte à rendre à personne, celui qui se fera appeler Barthélemy Lécriveur, se voit dès son arrivée en ville contraint de limiter ses repas en attendant de trouver un emploi. Aidé par une servante dont il s'éprend et par un aubergiste une nouvelle fois bienveillant, il abandonne bientôt son projet de partir pour les îles pour devenir le gardien d'un entrepôt vide avec cette question qui déjà le taraude tandis qu'il explore le « labyrinthe désordonné de la ville » : « Mais le cœur, où est-il ? » 


« Il n'y a de droite solitude que vers un appel » : fidèle à son adage, Le Veilleur du jour, au-delà du mystère que recouvre cette fonction, se caractérise par une écriture et une histoire empreintes d'un romantisme fervent, exacerbé, faisant la part belle à l'amour à travers les nombreuses envolées lyriques des amants. Les disputes et les emportements y sont aussi tragiques que sincères, les sentiments et les sensations parfaitement restitués. Le ton enfin, à la fois intime et théâtral, laisse une large place tant à l'introspection qu'à la description imagée, métaphorique, du moindre épanchement. Loin du constat froid, de la description brute, du roman post-moderne, Jacques Abeille fait montre d'une parfaite maîtrise de toute la palette de pensées et d'émotions qui fonde l'unicité de l'âme, de l'existence, de l'expérience humaines. Opérant un véritable travail cathartique où l'intime se veut le contraire de l'obscène, la liberté du vulgaire, il accorde ainsi à la femme aimée un rôle central, initiateur et catalytique, qui déclare à son amant : « Qu'importe qui tu as été, nous avons tout à faire ensemble ».

Alors seulement surgissent et se dressent, inexorables, l'aventure et son appel, celui d'un livre légendaire évoqué par un mystérieux antiquaire, celui du cimetière qu'il faut garder au-delà de l'entrepôt, celui des pierres, encore et toujours. Tandis que les Jardins se présentaient comme un conte philosophique, Le Veilleur du jour plonge davantage ses racines dans la fantasy. A la suite du héros, nous respirons ainsi l'atmosphère colorée des bas-fonds de la ville où toutes sortes de créatures demeurent tapies, comme à l'affût, des insectes géants à l'Ogre en passant par des chanteurs — « cette race de poètes faciles le plus souvent doublés de singes hurleurs » — qui n'ont rien à envier à la description faite par Nicolas Richard et Kid Loco dans Les Soniques, excellent pavé d'une passionnante érudition paru aux éditions Inculte. Et puis demeure aussi, prête à ressurgir, la « nostalgie des statues », celles des jardins que l'on retrouve un instant avant qu'elle ne sombrent à nouveau dans l'oubli, l'oubli de soi et celui des autres qui semble ici propre à la ville, peut-être même à l'ensemble des Contrées.


Débarrassée de sa gangue puis de ses oripeaux, polie par l'incessant travail d'excavation du Veilleur, paraît enfin la pierre sur laquelle, comme dans Les Jardins statuaires, reposent, à la fois exposés et dérobés aux regards, les fondements du monde décrit, et décrié. Ici, à travers la critique de la cité mouvante, dont les maisons toutes de bois, vivants fétus, dessinent la fragile architecture, ce n'est pas seulement la société qui est visée, mais toute la civilisation dont elle n'est que l'ultime et monstrueuse excroissance. Remontant à la source même du pouvoir et à son origine, Jacques Abeille distingue la réalité et le réalisme politique de son origine et de sa légitimité prétendues et prétentieuses. Brièvement mais sûrement, par l'entremise du professeur Evariste Destrefonds, son protagoniste, et du chancelier Frédéric Lonvois, son antagoniste, il expose clairement et précisément les enjeux et affrontements présents et à venir, condamnant sans appel la « perversion » que constitue « la passion du pouvoir », « sorte de besoin tenace et dominateur » qui, à l'aune de l'échelle de valeurs humanistes qui traverse et soutient l'ouvrage, se reconnaît encore parce qu'il « ne connaît des femmes que la prostitution ».

« Il n'y a qu'un monde, mais c'est un labyrinthe » : telle est, si ce n'est la leçon, du moins la clé qui permet de comprendre le parcours proposé par ce Veilleur du jour. Au-delà des intrigues politiques et personnelles, de l'utopie comme théorie politique, du mythe des premiers habitants « devenus captifs d'un empire qu'ils avaient eux-mêmes fondé par mégarde », ce sont mille tableaux plus chatoyants les uns que les autres — la découverte de la ville au petit matin après une nuit d'orgie, l'altercation entre deux vieux barbons au sujet d'une jeune fille, le changement de registre soudain dans le bureau du commissaire — qui s'offrent comme autant de miroirs, d'échos, de boucles au regard. A celui du lecteur évidemment mais également, une fois de plus, à celui de la femme, mesure de tout, auquel rien n'échappe, pas même le travail d'écriture de l'auteur à travers celui du commissaire et de son héros : « Elle découvrit avec stupéfaction que c'était leur propre histoire qui était relatée avec un luxe de détails quasiment maniaque, une emphase irrespirable ».


Pour toutes ces raisons, après avoir découvert il y a quelques années déjà Les Jardins statuaires dans la version luxueuse d'Attila puis illustrée par Schuiten, c'est avec un très grand plaisir que je retrouve aujourd'hui Le Veilleur du jour au Tripode qui, en l'invitant à rejoindre les autres tomes du cycle qu'il prolonge et complète, poursuit le remarquable travail d'édition entreprit en apposant avec cette pierre angulaire sa marque à ce monument littéraire et éditorial. Roman captivant, passionnant et clairvoyant, récit et objet à part entière, il présente à l'égal des précédents et à sa manière un nouvel aspect des Contrées dont nous pouvons désormais mesurer l'étendue grâce à la carte proposée par Pauline Berneron. Plus humain, plus humaniste encore que les Jardins statuaires qu'il surpasse contre toute attente, c'est également un roman charnière du cycle, second et dernier à se situer dans le temps et l'espace avant l'invasion des barbares, comme en témoigne encore l'ultime et avisé conseil du professeur face aux menaces simultanées de révolte, de répression et d'invasion : « Promettez-moi que vous ne participerez à rien, que vous serez patiente ; un temps viendra où l'avenir aura grand besoin de ceux qui, comme vous, auront su ne désespérer de rien ».


Un dernier mot, enfin, concernant la forme, Le Veilleur du jour se présentant au regard des Jardins comme une odyssée en trois parties où le ton et l'atmosphère se modifient progressivement, où la première personne cède devant une troisième, la narration devant le dialogue, tout en laissant une grande place à la description des paysages extérieurs et intérieurs, à l'image et au sentiment, nous permettant de retrouver avec bonheur cette poésie et cette emphase propres au grand style qui caractérise Jacques Abeille. A ce propos, en attendant de voir Les Barbares, tant évoqués dans Les Jardins statuaires et Le Veilleur du Jour, déferler dans le prochain volume du cycle des Contrées, j'ai l'immense plaisir de vous rappeler que le prix Jean Arp de littérature francophone sera remis à Jacques Abeille le 16 avril à Strasbourg. Récompensant « un écrivain de langue française dont le travail est particulièrement remarquable par l’originalité et la qualité de son écriture comme par la force de sa vision, le Prix se fixe pour but de promouvoir la diversité de la création littéraire de langue française, face au rouleau compresseur de la marchandisation du livre et de la mondialisation de l’édition ». 


Pour le reste le mois d'avril sera, comme je vous l'annonçais précédemment, entièrement consacré à la musique. Ce sera l'occasion de poursuivre notre belle série dédiée au Mot et le Reste - introduite avec The LP Collection de Laurent Schlitter et Patrick Claudet, le Prog 100 de Frédéric Delâge et le Rock progressif d'Aymeric Leroy - puisque j'aurai le plaisir de chroniquer le premier tome des Musiques Savantes de Guillaume Kosmicki mais aussi, et encore, de vous présenter la conférence d'Amaury Cornut dédiée à Moondog. Deux sujets riches et passionnants qui inaugureront la nouvelle formule du blog, désormais bimensuel, destinée à vous offrir un contenu toujours plus qualitatif.

Extraits et illustrations © Le Tripode, Jacques Abeille, François Schuiten et Pauline Berneron

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