vendredi 19 juin 2015

Les Barbares, Jacques Abeille

Après un mois d'avril dédié à la musique, après un mois de mai rétrospectif commémorant les cinq ans du blog, après la présentation de la rentrée littéraire le Tripode et Verdier, nous poursuivons enfin notre belle série commencée à l'aube du printemps et consacrée au cycle des Contrées de Jacques Abeille édité par Le Tripode avec Les Barbares.

« Ils n'arrivaient pas seuls mais eurent tôt fait d'être les maîtres ». Aussi, après avoir été autant pressentis que craints dans Les Jardins statuaires et Le Veilleur du jour, Les Barbares qui donnent leur nom à ce troisième volume du cycle des Contrées occupent désormais Terrèbre, la capitale. 

Offerte à eux par des manigances politiques, des soldats séditieux et une population par trop licencieuse, la ville déchue dont l'auteur nous décrit la vie quotidienne est tout d'abord le théâtre des faits et gestes des nouveaux venus. C'est ainsi que nous découvrons, quoiqu’étrangers encore, avec tout le lot d'interrogations et d'incompréhension qu'ils suscitent, les envahisseurs dans leurs œuvres et dans leurs mœurs, leur souveraine indifférence à la concupiscence, leur dédain des richesses, leur équanimité tandis qu'ils redessinent le maillage de la capitale au mépris des citadins et tribuns survivants corrompus par la peur et le vice. 

L'exposition de cette société nouvelle, par un procédé qui rappelle celui des Jardins, nous parvient grâce au narrateur, professeur élève d'Evariste Destrefonds que nous avions rencontré dans le Veilleur et qui, pour mémoire, nous mettait en garde contre l'agitation politique. Soucieux de faire prévaloir le rêve et le jeu contre « l'esprit de sérieux utilitaire », ce dernier charge notre héros d'apprendre la langue des barbares puis de traduire le dernier livre des Jardins statuaires remis à lui par un mystérieux cavalier. C'est alors que se rejoignent la légende des Jardins, celle du voyageur et celle du Prince des steppes qui entend coûte que coûte retrouver celui-ci grâce à notre narrateur qu'il entraîne avec lui dans une formidable équipée à travers les Contrées. Un voyage fantastique qui nous mènera à l'origine des Barbares, du Veilleur et, peut-être, à celle du premier voyageur, des Jardins et des premières statues.


Plus que jamais au sein du cycle des Contrées, il y a ici des histoires de mémoire, d'échos et de miroirs, des rêves de petits garçons et de grands hommes, de petites filles, de femmes et d'amazones, d'iniquités et de vengeance, de promesses, de légendes et de prophéties, d'amour et d'amitié, de vie et de mort, de voyageurs et de livres rencontrés ou attendus. Nous retrouvons également la guilde des hôteliers, les forestiers, les bûcherons et les charbonniers, mais aussi les bergers, les pêcheurs et, bien évidemment, les jardiniers : tout un monde organisé, codifié, constitué de rites et d'animosités ancestrales. Nous renouons avec le rôle initiateur de la femme concernant tout ce qui touche au corps et au cœur (« Vous comprenez, ce sont les mains d'une femme qui donne sa peau à un homme. »), celui de l'épouse, celui plus particulier encore de la nourrice et, avec elles, la question de prostitution, de l'infidélité, de la jalousie, des liens et du sang, celle de la virginité perçue très intelligemment comme un problème d'homme, comme dirait Ferré au sujet de la mélancolie et de la tragique « maladie à la mort » qui touche parfois les amants.

Aussi Les Barbares, à l'instar de ses précédents, est-il un roman tout à la fois tragique, épique, enflammé, drôle, romantique, érotique, intelligent, réfléchi et rythmé. Les descriptions sont plus variées encore qu'elles ne l'étaient par le passé, plus belles et plus justes, entre le bleu du ciel et l'âpre poussière, le cours de l'eau et la fougère, auxquelles s'ajoutent la question du climat et celle des frontières. L'on retrouve également les rapports étroits qui existent entre l'homme, la terre, la pierre et les statues, les paysages intérieurs et extérieurs, leur influence réciproque, la place des ruines, à mi-chemin entre nature et constructions humaines qui s'offrent à la vue et à l'imagination. Il n'est plus temps de butiner, d'aller à son rythme au gré du monde persistant imaginé par le grand Jacques. On est ici au cœur de l'écheveau, de la toile tissée par Abeille et dans laquelle le lecteur se laisse prendre sans jamais s'emmêler, avec une connaissance plus sûre et plus sympathique des Contrées toutes entières, une familiarité qui cependant se laisse régulièrement surprendre. Les personnages et leurs mobiles sont toujours plus complexes et plus sensibles, les us et coutumes plus étrangers et plus subtils encore qu'il n'y paraît.  

Plus que jamais, la vie intime est au cœur des préoccupations de ce nouveau voyageur, au cœur de ses actions aussi, qui voient jaillir pour la première fois l'érotisme jusqu'ici contenu dans les précédents volets du cycle des Contrées pour s'arrêter cependant, eu égard aux amants, au seuil de ce que l'impudeur amoureuse pourrait plus crûment révéler. Les Barbares constituent ainsi la poursuite dense, riche et prenante, d'une grande épopée, la continuité d'un cycle monumental, d'un grand roman d'aventure labyrinthique et entraînant. Où la fantasy mythologique du Seigneur des anneaux rejoint le mythe dépaysant de Lawrence d'Arabie. Où l'on voit, où l'on vit, à travers des paysages, des visages, des figures, des amours connus mais toujours renouvelés. Où la majesté et la démesure du prince n'ont d'égal que sa folie et ses enfantillages, « l'inconduite des femmes » leur fierté, leur indépendance et leur beauté. Où se pose encore et toujours la question de l'écrit, de la transmission par les livres, gardiens de la mémoire et de la civilisation car, si « la pérennité de la chose écrite peut fasciner bien des gens, elle n'impressionne guère un homme qui agit sans cesse dans le présent ».


Et cependant, parce que « les mots commandent », le secret est souvent de mise, de même que la pudeur, chez ces cavaliers dont la civilité et l'honneur l'emportent souvent sur celle des Terrèbrins et parfois même sur celles du professeur. Et puis parfois, aux détours de cette quête qui prend progressivement l'allure d'une enquête pleine de péripéties, de rebondissements, de mensonges et de dissimulation, de fausses pistes et de faux-semblants, l'on se met à douter. Le voyageur, les Jardins mêmes, n'auraient-ils jamais existé, sinon que dans un livre ? Ce monde ne serait-il pas un rêve et ce livre « l'œuvre d'un fou » ? C'est pourquoi sans doute l'on redoute de quitter celui-ci. D'ailleurs c'est un livre qui se lit d'un trait de carreau, un livre « pour grand lecteur » me disait Lou, un livre dont le rythme nous est dicté par les étapes du voyage, qu'on ne peut lâcher sans risquer d'être lâché par lui. Un livre, enfin, qui vit, qui parle, qui nous entraîne avec lui loin des garde-fous, nous pousse à éprouver notre propre subjectivité, notre propre subjectivité en épousant la sienne.

« Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger ». Rarement la phrase de Térence n'a trouvé plus juste illustration que dans l'œuvre de Jacques Abeille, qui met en exergue par l'éclairage des analyses de son narrateur tous les ressorts de la vie humaine et de ses relations à la lumière du Vrai, du Bien et du Beau, avec pour corollaire un profond mépris à l'égard des « garde-chiourmes » et de l'arbitraire, une dénonciation du mercantilisme et des crimes environnementaux. Et puis, à l'instar et cependant à l'opposé du parlenigm d'Enig marcheur, la langue d'Abeille est communicative, incitative. Elle doit être dite pour être ressentie. D'ailleurs à force de lire et d'écouter Abeille l'on serait tenté – tant s'en faut – de parler comme lui. Enfin ces Barbares avec un grand B nous rappellent tous ceux qui les ont précédés, les peuplades nomades, les Vikings, les Berbères, les Sikhs aussi, à la rencontre desquels nous sommes allés lors de notre voyage en Inde l'été dernier, pays dont le souvenir m'est également revenu à l'évocation luxuriante et ramassée d'édifices qui m'ont rappelé ceux de Gwalior et de Khajurâho.

Témoin tardif mais privilégié de l'histoire des Contrées et du Prince, personnage très contemporain en ce qu'il cherche une place qui ait du sens au sein des sociétés qu'il intègre bon gré mal gré et qu'il explore à cette fin, le héros des Barbares nous offre un récit total et vivant constitué à partir du journal qu'il tint, récit où la nostalgie du vieil homme qu'il est devenu le dispute parfois, progressivement, à la vivacité des souvenirs du jeune homme qu'il était. A travers eux, à travers lui, à travers tous les exilés de ce roman initiatique, Jacques Abeille interroge de façon intemporelle, et donc très actuelle, l'évolution de la culture vers la civilisation et les rapports qu'entretient notre société avec ses citoyens et avec les sociétés qui l'avoisinent de près ou de loin. Qu'est-ce que la barbarie ? Où réside-t-elle ? En quoi consiste-t-elle ? Qui vise-t-elle et pourquoi ? Autant de questions qui se posent et se poseront davantage encore lors du prochain volet du cycle des Contrées.


En attendant de retrouver celui-ci, l'édition proposée par Le Tripode et que Frédéric Martin avait déjà menée à bien à l'époque d'Attila, fait ici encore l'objet d'une attention particulière avec cette couverture de Schuiten montrant un feu de camp entouré de cavaliers et de chevaux paissant — « vaguant » pour reprendre l'expression de Jacques Abeille — entre les ruines de ce qui pourrait être l'abbaye de Terrèbre. Ici la carte devient le territoire, que l'on découvre dans son entier à la fin, dont les détails accompagnent à point nommé et très à propos chaque entrée de chapitre, mêlant avec brio la topo et la typographie et traçant des sillons sur la tranche de l'ouvrage.

D'autre part, tandis que l'ordre des parutions autrefois proposé par l'auteur et son précédent éditeur proposait Les Voyages du fils et les Chroniques scandaleuses de Terrèbre à la suite des Jardins et du Veilleur, Attila puis le Tripode ont choisi d'aller directement à la rencontre des Barbares. Un choix très judicieux, ce troisième volet du cycle ayant la particularité de se proposer indifféremment, narrativement et chronologiquement, comme la suite directe de chacun des deux précédents avant d'introduire le dernier tome – les précédents devant suivre, à commencer par la réédition prochaine de la version Schuiten des Jardins — du cycle des Contrées publié par Le Tripode intitulé La Barbarie.

D'ici là, à quelques jours de la Fête qui lui est dédiée, j'ai le plaisir de vous annoncer que nous retrouverons la musique, ainsi Le Mot et le reste, dans moins d'une quinzaine de jours pour la suite de cette autre belle série qui mettra à l'honneur, après le Tome I, le Tome II des Musiques savantes de Guillaume Kosmicki, en vous souhaitant d'ores et déjà à toutes et à tous un bon début d'été.



Extraits et illustrations © Le Tripode, Jacques Abeille, François Schuiten et Pauline Berneron

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