vendredi 14 août 2015

La voie des Indés de l'été 2/2 Les Gaspilleurs, Mack Reynolds

Après Le cerveau à sornettes de Roger Price paru chez Wombat, suite et fin de cette Voie des Indés de l'été avec, dans un tout autre style et un tout autre esprit, Les Gaspilleurs de Mack Reynolds, un petit roman d'espionnage et d'anticipation quasi contemporain du précédent, non moins léger mais plus conscient, édité par Le passager clandestin que je tiens à remercier ainsi que Libfly. 

Dans un contexte de relations apaisées entre les Etats-Unis d'Amérique et « L'Ensemble soviétique », Paul Kosloff, espion américain « fauteur de trouble », est chargé d'infiltrer et de prendre la tête d'un « nouveau mouvement radical américain » prétendument révolutionnaire. 

Une façon pour ses supérieurs de mettre sur la touche ce « Lawrence d'Arabie de la guerre froide », « Russkos » devenu anticommuniste aussi primaire qu'acharné après avoir fui les purges staliniennes. Or notre héros, pour qui la seule détente possible est celle de son calibre 38, n'est pas là pour tuer le temps. Résolu à passer pour un « révolutionnaire pleinement conscient et efficace » afin de mener à bien sa mission, il va progressivement découvrir, en même temps que celle de ce mouvement, la véritable nature du système qui l'emploie. 

A mi-chemin entre James Bond et Bill Baroud, Paul Kosloff éprouve dans un premier temps quelques difficultés à comprendre où veulent en venir les tenants de ce groupuscule qui s'attaquent avant tout aux idées reçues, interrogent le sens des mots et dénoncent d'un seul tenant l'appareil et le « capitalisme d’État » des deux blocs. Désormais étranger à l'un comme à l'autre, pour avoir fui le premier et trop voyagé pour la défense des intérêts du second, l'agent trouble réalise au contact du collectif les méfaits du crédit, de l'agriculture intensive, des emballages et du pétrole, l'épuisement des ressources naturelles et la prolifération des « objets inutiles » et des « travaux improductifs » que constituent « les assurances, la banque, la publicité, la vente, la bureaucratie ». En somme les tenants et aboutissants d'un système tour à tour incitatif et coercitif dont le seul but est de « Gaspiller de l'argent ! Pour continuer de faire marcher l'économie. Pour continuer de faire tourner les rouages » d'un modèle et d'un mode de vie absurde, inefficace et intenable. 

Ecrivain de science-fiction socialiste, employé d'IBM, soldat et voyageur, Mack Reynolds nous offre avec Les Gaspilleurs une novella avisée d'une centaine de pages qui nous plonge d'emblée dans un contexte à première vue familier, car très affiliée à son genre et à son époque, mais qui se révèle très vite uchronique et finalement dystopique. Un univers finalement assez proche du nôtre, où l'automatisation est partout et où les paiements peuvent s'effectuer en ligne grâce à l' «ordinateur national ». Un monde à la fois paranoïaque et réaliste qui interroge notre civilisation capitaliste, utilitariste et techniciste qui n'est pas sans rappeler, cinq après Le Maître du Haut Château et deux ans avant Ubik, celui de son contemporain Philip K. Dick. 

 
Publié dans la revue Galaxie en 1973 et traduit par J. de Tersac (à l'origine également du Cycle des épées de Fritz Leiber désormais épuisé), Les Gaspilleurs est sorti pour la première fois en 1967 aux Etats-Unis dans la revue Worlds of Tomorrow. Son titre original, The Throwaway Age — littéralement L'Age Jetable — fait directement référence à un article paru en 1955 dans Life Magazine traitant de l'avènement désormais acquis du caractère consumériste de nos sociétés post-modernes. Une période qui coïncide également avec le transfert du pouvoir à un complexe militaro-industriel contre lequel le président Eisenhower mettait déjà en garde ses concitoyens à l'occasion de son discours de fin de mandat 1961. Une main mise qui, malgré la naissance d'une « Nouvelle Gauche » et les mouvements contestataires de 1968, va s'incarner et s'imposer, non sans heurt mais implacablement et mondialement, par l'entremise de l'idéologie ultralibérale et néo-conservatrice. 

Sous les dehors légers de la littérature de genre, Mack Reynolds nous permet ainsi de mesurer, de façon simple et synthétique, réfléchi et documentée, l'instauration d'hier à aujourd'hui, des Etats-Unis à l'Europe toute entière, d'un système oligarchique, autocratique, autoritaire et, à terme, totalitaire. De l'obsolescence programmée déjà dénoncée par Lafargue à la prévision scientifique d'une sixième extinction de masse ; du déploiement d'armes massives par les Etats-Unis aux frontières de la Russie au renforcement de l'arsenal nucléaire de celle-ci ; des écoutes de la NSA au vote de la loi française sur le Renseignement ; du projet de supprimer le liquide tout en renforçant la société du même nom, sécuritaire et jetable, définie par Zygmunt Bauman, au coup d'état orchestré par la BCE et le FMI en Grèce : toute l'actualité estivale, sous ses dehors ineptes, se fait aujourd'hui l'écho de ce programme délétère. 

Heureusement, pour ne pas bronzer idiot, le Passager clandestin, fidèle à sa vocation et à son manifeste, propose avec Les Gaspilleurs un livre en tous points abordable, qui joint l'utile à l'agréable et se présente comme un bref roman d'espionnage et de science-fiction aussi instructif qu'efficace à dégainer et à méditer aussi souvent que nécessaire. Créée en 2007, Le passager clandestin est une très belle, très engagée et très qualitative maison d'édition indépendante dont le catalogue comprend plus de quatre-vingts titres répartis en huit collections, parmi lesquelles la célèbre Désobéir, les incontournables Précurseurs de la décroissance ou encore les précieux Transparents. Des collections que nous avons eu le plaisir respectivement en librairie, lors d'une conférence de Serge Latouche en janvier, et au dernier Salon du livre de Paris auquel les sympathiques capitaines du Passager nous avaient Lou et moi conviés. 

Le texte de Mack Reynolds s'inscrit quant à lui dans la collection Dyschroniques, complété en annexe par une « synchronique » de quelques pages permettant de resituer l'auteur, l'œuvre et son contexte ainsi qu'une chronologie détaillant la bibliographie évoquée par les personnages. Une collection elle aussi très qualitative, qui comporte déjà une quinzaine de titres parmi lesquels La Tour des damnés, La Vague montante, le Continent perdu, ou encore Les retombées autour duquel la maison organise jusqu'au 31 août un concours d'écriture en partenariat avec ActuSF. Contre un système qui se prétend immuable et naturel, Le passager clandestin, pratiquant une politique de publication, de prix et de réseau cohérente honnête et conviviale, propose des ouvrages qui, de surcroît, répondent aux chartes écologiques Imprim'Vert et PEFC à l'instar d'autres éditeurs indépendants tels que Le Mot et le Reste, L'Insomniaque ou encore La Contre Allée dont j'aurais l'occasion de vous reparler très prochainement. 

 
D'ici là, quittant la Voie des Indés pour explorer d'autres horizons, je vous donne rendez-vous dès la semaine prochaine pour une nouvelle étape estivale, belle et enjouée, du côté des plages de Malibu, en compagnie de Zulma, de William Saroyan, de son fils et de son Papa, tu es fou !

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