lundi 17 août 2015

Papa, tu es fou, William Saroyan

Après la Voie des Indés de Libfly qui m'a permis de vous présenter Le cerveau à sornettes de Roger Price sorti chez Wombat et Les Gaspilleurs de Mack Reynolds publié par Le passager clandestin, j'ai le plaisir de poursuivre avec vous mon odyssée littéraire de l'été avec Papa, tu es fou de William Saroyan pour lequel je tiens à adresser un chaleureux merci aux éditions Zulma. 

« Eh bien, nous voilà le premier du mois et de nouveau je suis sans le sou ». Saisissant l'occasion, William Saroyan, le Papa du roman, écrivain désargenté de quarante-cinq ans, décide de rédiger un livre de cuisine.

Et, dans le même élan, d'emmener le narrateur, son fils de dix ans dont c'est l'anniversaire, dans sa maison située sur la plage de Malibu. Seule condition posée par la mère qui, libérée de son entretien, se soucie du devenir du bambin : que son père le nourrisse, et le conduise à l'école. Commence alors un bel apprentissage au rythme des pages du grand livre d'images que constitue la vie que ce Papa partage désormais avec lui, lui apprenant comment faire un feu et contempler les coquillages, lui transmettant des recettes bien à lui comme le « Riz de l'Ecrivain » ou les « œufs Malibu » mais aussi et surtout sa vision et son amour de l'existence, des gens ( « mais je suis " les gens ", si je ne les aimais pas ça ne m'intéresserait pas de vivre »), de l'art et du métier d'écrivain.

« Celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l’heure d’être heureux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus. » affirme Epicure dans sa Lettre à Ménécée. Saroyan père et fils le savent qui n'ont cesse d'être heureux et de philosopher. Usant de métaphores comme d'ingrédients, interrogeant son fils sur la façon dont il perçoit les choses et sur les leçons à en tirer, il offre à celui-ci de nombreuses occasions d'exercer son esprit avec pour seule règle de dire la vérité et non ce que l'autre veut entendre. Toujours à l'écoute, attentif et respectueux, soucieux de la liberté et du libre arbitre de son enfant, ce Papa pas si fou, n'hésite pas à lui chercher des poux, mettant à l'épreuve la pugnacité physique et mentale, les idées déjà reçues, parfois bien arrêtées, et la langue bien pendue de celui-ci, sans pour autant cesser de l'encourager, d'éveiller et de réveiller sa conscience et sa confiance à travers une relation aussi belle que sincère avec le verbe et la verve pour commencement. 


« - Raconte-moi, Papa, quand tu avais dit ans comme moi. - Je ne comprenais rien, a répondu mon père. Je ne savais pas à qui demander. Ni comment. Alors j'attendais, comme si j'étais en train de dormir, et je rêvais un drôle de rêve, mais très beau. Je me disais souvent : Mon vieux, je parie que tout ça va s'arranger très bien. » A travers le regard et l'expression touchants de l'enfant (« c'est quelque chose de très bien à voir », « je posais à mon père tout un tas de questions – j'ai toujours fait ça, depuis que je suis tout petit », « ça ne me plaisait pas, l'idée que mon père était obligé de réfléchir tout le temps à la manière d'essayer de gagner de l'argent – parce que ce n'est pas amusant de réfléchir comme ça. »), c'est aussi le regard aimant et attendri du père que l'on perçoit, un père qui se remémore avec un amour, une joie mais aussi une nostalgie ajourée par des blessures mal dissimulées, le chemin parcouru par chacun. A travers plus d'une centaine de pages et d'une soixantaine de courts chapitres aux thèmes et titres aussi élémentaires et colorés que mer, rocher, étoile, oiseau, arbre ou pluie, l'auteur égrène tous les éléments qui marquent leur vie quotidienne, nuage de mots que l'on retrouve réunis dans le sommaire sous la forme d'un disque solaire ou d'un ballon, à la manière d'un calligramme.

Loin d'Apollinaire qui ne savait que faire du « cadavre du père », ni se doubler pour lui ni s'en détacher tout à fait, William Saroyan se prête une vie à travers le regard du fils créé auquel il a donné le nom du personnage principal de My name is Aram, écrit quelques années avant la naissance de celui-ci. Non moins poétique mais à la fois plus léger et plus pragmatique que le poète combattant, l'écrivain pacifique nous convie à partager leur table et les ficelles d'un métier sur lequel il remet cent fois son ouvrage à plus tard, et seulement si nécessaire. Car la nécessité ici n'est pas d'écrire - l'on écrit parce qu'on sait le faire et le faire est toujours alimentaire - mais bien de manger, de se nourrir. Faute de quoi, comme en Inde nous dit l'auteur, et comme nous l'avons constaté nous-mêmes lors de notre séjour il y a tout juste un an - la faim et la survie imprègnent tous les domaines de « la vie réelle et imaginaire» de ceux qu'elles taraudent sans répit. Ainsi si entre une pièce de théâtre et le livre de cuisine annoncé au début de ce livre, son cœur oscille, c'est sans doute parce que chez lui faire l'âme (soul) et faire la soupe ne font qu'un. Et c'est ainsi que l'enfant grandit, entre cuisine et philosophie, au rythme du temps, des vagues.


Ce que je connaissais de ce Malibu des années cinquante, c'est Lou qui me l'a appris. Loin de l'imagerie contemporaine véhiculée par la télé, la célèbre plage était alors célèbre pour ses bas loyers et occupée par ces illustres alors inconnus écrivains que sont Saroyan et son voisin, ami et confrère, John Fante. C'est cet univers que l'on découvre ici, à une époque où deux hot dogs se vendent un demi-dollar, sachant qu'« avec un demi-dollar on peut acheter seize litres d'essence et faire à peu près soixante kilomètres avec la voiture ». Un contexte économique et social qui éclaire la condition de ces écrivains talentueux mais méconnu ou, pour mieux dire, mésédité, ainsi que leur rapport à la route mais surtout à l'alcool. Une condition qui n'épargne aucun de ces précurseurs de la Beat generation que sont Jack London, William Saroyan et John Fante et imprègne leurs œuvres comme celles de Dan et Aram, enfants respectifs de ces derniers. Une précarité qui exige de ces écrivains réalistes et idéalistes tout à la fois une volonté d'acier et une exigence morale forte mais à géométrie variable. C'est ainsi que Saroyan rejoint souvent London, qui condamne fermement la rapine et l'exploitation de l'homme par l'homme mais les légitime pratiquement quand il s'agit d'y échapper.

Apprendre à perdre. Apprendre à se débrouiller sans ce million de dollars que son père ne gagnera jamais. « -Il faut apprendre à se débrouiller avec combien de dollars, au lieu d'un million ? — Trois. — Trois cents ? Trois, un point c'est tout. » Et surtout écrire soi-même sa propre histoire : tel est l'enjeu. Peu à peu le jeu déjà présent et l'invention naissante prennent le dessus, la controverse aussi à mesure que l'enfant prend son métier d'écrivain en herbe au sérieux et entrevoit tout à la fois le bonheur simple et la difficulté de gagner de l'argent, la nécessité d'économiser « par tous les bouts » autour desquels tournent la vie extérieure et intérieure de ce père qui, parce qu'il connaît la valeur des choses et des gens se veut économe et généreux. Je n'ai pas lu Fante mais j'ai un peu l'expérience de la galère, des petits boulots, de la vie et des préoccupations qui peuvent agiter un écrivain qui cherche à gagner son pain. Et puis j'ai un peu lu Kerouac et, sur le conseil de Lou encore - ce fut même le sujet d'une de nos toutes premières conversations – London. Construire un feu, Construire une maison, Quiconque nourrit un homme est son maître, La route : telles sont en quelques mots les raisons et préoccupations qui font que je le lirai encore London et Saroyan, et bientôt les Fante, jusqu'à lie, goutte à goutte. 


« Nous pouvons toujours aller plus loin que nous ne croyons. Et nous pouvons vivre avec beaucoup moins que nous ne croyons aussi. Et de temps en temps, nous avons besoin que l'on nous rappelle tout cela » : telle est l'une des nombreuses, simples et belles leçons de vie que je vous souhaite de découvrir - par vous même si ce n'est déjà fait, et quand bien même - à travers ce joli petit roman dont on ressort la tête pleine d'images, celles de jours heureux et paisibles sur la plage, d'échanges et de voyages. Très joliment réédité en mai dernier par Zulma - Zulma, tu es fou ! - qui prévoit déjà la parution de Maman, je t'adore pour ne pas faire de jaloux,  Papa, tu es fou est un joli conte, drôle et touchant, paisible et enjoué, sensible et intelligent qui donne envie d'écrire, de prendre la route et de raconter. Toutes choses que je vous souhaite aussi et que je ferai encore avec Les chemins de retour d'Alfons Cervera paru à la Contre Allée et Quoi faire – je me le demande aussi et vous le dirai certainement - de Pablo Katchadjian publié par Le Grand Os. Le tout avant d'attaquer une rentrée passionnante et prometteuse au lendemain de ce bel été que je vous souhaite encore radieux.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire