mardi 9 février 2016

Les machines à désir infernales du Dr Hoffman, Angela Carter

Avertissement : Toute ressemblance avec des personnes ou des oeuvres existantes, ayant existé ou pouvant exister est purement et phénoménologiquement fortuite. Lecteurs, vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir de distinguer le vrai du faux. Aventure, érotisme, « réalisme magique féministe » et « science-fiction postmoderne », rien ne vous sera épargné de la textualité et de l'onirisme protéiformes. Entrez et laissez-vous entraîner par Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman d'Angela Carter, remarquablement traduit de l'anglais par Maxime Berrée et sorti en beauté chez L'Ogre le 21 février. Le docteur Hoffman fait parler la foudre ! 


« Je me souviens de tout. »

Imaginez. De l'extérieur, en couverture, comme une image, une devinette d'Epinal aux arabesques rétro, le double portrait-robot, anthropométrique, morphique et végétal, de celui que l'on présume être au cœur de cette histoire. Au dos, un extrait « fantasmagorique ». A l'intérieur, sur le premier rabat, la quatrième et, sur le second, le portrait rédigé de « l'auteure ». On est chez L'Ogre, tout va bien. Le plaisir est palpable, qui rejoint toujours le désir. L'objet est là, dont on se saisit non sans émoi.

« Oui. Je me souviens parfaitement de tout. »

L'Ogre n° 9 s'avance. Ouvrir la boîte de Pandore. Redécouvrir le titre. Une fois, deux fois, le nom du prolifique et Inculte traducteur Maxime Berrée. En épigraphe, entre une citation de Desnos et de Jarry, une autre de Wittengenstein, dont je ne parviens toujours pas à distinguer si son tautologique Tractatus Philosophicus tient du génie ou de la fumisterie et qui fait – systématiquement - rire Lou aux éclats. Et puis, comme un écho, les premiers mots, ou pas tout à fait.

« Je ne me souviens pas exactement comment tout a commencé »   

Il suffit parfois d'un instant. Un instant entre l'introduction et le premier chapitre d'un livre. Et tout un livre parfois. Il suffit, il faut aussi, parfois, du temps. Pour que l'on oublie. Pour que l'on ne sache plus. Que l'on ait jamais su. « Je ne sais pas. » déclarera Desiderio en son temps. En attendant, le héros, ainsi nommé, raconte comment, en son jeune temps, il a gagné la Grande Guerre de la Réalité. Mais quel genre d'homme était-il, lui, Desiderio, et qui est ce mystérieux démiurge et destructeur qui répond au titre de docteur ?     
  

« J'habitais la ville lorsque notre adversaire, le diabolique docteur Hoffman, la remplit de mirage pour nous rendre fou. Plus rien en ville ne ressemblait à ce qu'il avait été – rien du tout ! Car le Docteur Hoffman, voyez-vous, menait une guerre sans merci à la raison humaine. Rien de moins. » 

Secrétaire du ministre de la Détermination d'origine indienne au sein de la capitale, immunisé - peut-être par son incrédulité et ses facultés d'adaptation - aux illusions, Desiderio est le témoin des premières atteintes à la réalité et des premières mesures prises en retour – état d'urgence, quarantaine, barbelés, police et radars, destruction des miroirs, chasse aux sorcières, épreuves du feu, banque de données et informatique - par son supérieur. Ereinté par le changement, ennuyé par la vie qui est la sienne depuis le tout début, visité par la mystérieuse et polymorphe Albertina qui l'obsède dorénavant, Desiderio peine encore à choisir son camp lorsqu'il est envoyé pour tuer le père de celle-ci : le docteur Hoffman himself.    

« Mais voilà que je me précipite encore ! Voyez j'ai gâché tout le suspense. J'ai gâché le point culminant de toute l'histoire. Cela dit, pourquoi mériteriez-vous le suspense ? J'essaie seulement de raconter avec précision, dans la mesure où je m'en souviens, ce qui s'est vraiment passé. »   

Devenu agent secret du Ministre, fringué et flingué comme il se doit, armé de son « talent pour les mots croisés », Desiderio s'introduit sous couverture polar dans un peep-show au sein duquel les pièces les plus incongrues, les plus crues, les plus grotesques mais aussi les plus symboliques, se succèdent et tranchent les unes sur les autres à la manière des lames d'un jeu de tarot. Arcanes majeures d'une magie opératoire ou prémonitoire, leur nature - divination ou possession - nous échappe comme à lui, qui ne s'éclaire et se révèle vraiment qu'au cours des aventures dans lesquelles, ensemble, nous sommes instantanément immergés.


« Ces mêmes coups de fil locaux étaient interrompus par des voix parlant des langues inconnues. »


De la Ville assiégée au Château en passant par la Maison de minuit et la Côte africaine, des Acrobates du désir au Peuple de la rivière à la rencontre du Voyageur érotique et les Temps ténébreux, mille et un actes, scènes, pièces, s'assemblent en huit pour former un conte à rebours picaresque peuplé de personnages truculents. De la femme à barbe à l'homme-crocodile en passant par l'affreuse petite fille jusqu'à l'hyperextravagant et comicomélodramatique Comte, tous n'aspirent le plus souvent qu'au repos, à l'anéantissement, à la petite mort du « suicide par amour », intime, récurrente et propiatoire qui permet aux amants seuls la résurrection par le « double saut périlleux trompe-la-mort de l'amour » sensuel et poétique (Claro inside).

« Je suis une plume oxyacétylilénique
qui griffonne sur toute la face du ciel
dans ma rage incendiaire
des constellations fragmentaires de novae charnelles. » 


Allégories, tours de passe-passe, kyrielles et carrousels. Synchronicité, sérendipité. Symbole, réalité renversée. La répétition des motifs, des tableaux, s'enchaîne comme dans un rêve, comme dans le Quoi faire de Katchadjian, tant et si bien que, parfois, notre esprit vacillant, l'on désirerait à notre corps défendant que le sort et l'auteure ne s'acharnent pas tant sur nous à travers son héros, ne le soumettent pas à la surenchère mais le délivrent du mal. En vain : l'imagination de Carter nous déborde tous, qui n'épargne personne, ni rien. Comme le Bric-à-brac man de Russel H. Greenan, notre subodoré héros va de mal en pis, mis à mal autant qu'il peut l'être sans répit ni leçon. Si l'on sait comment tout cela va finir - rien ne nous est caché, ni des personnages, ni de leurs visées – l'on ignore cependant jusqu'à la fin comment Desidero va y parvenir, ce qui le poussera à agir, qui il est vraiment, et d'ailleurs qui est qui, même si on le devine de temps en temps.


« Réglementations de la Détermination, page quatre, paragraphe I c, à savoir : « Toute chose ou personne divergeant significativement de son identité réelle commet une infraction et doit donc être appréhendée et soumise à vérification. » » 
  

Dr Hoffman, I presume ? Au cours de ce voyage ethnographique, anthopo, socio, logique (ou non) à travers l'Amérique du sud des années 70, Desiderio s'adonne à une collecte d'image surréaliste et poétique digne du cabinet de curiosité d'un Breton ou des Contrées d'un Abeille. Il y a aussi du Rimbaud dans ce « dérangement des sens » et du Baudelaire dans ces Paradis artificiels où l'étranger rejoint l'étrangeté et l'exotisme. Où le souci épisté et sémio, logique (ou non), nous révèle combien la langue façonne l'esprit de ces peuplades qui vivent dans l'immédiat et l'absolu. Violentes et ritualistes, toutes semblent cependant immunisées contre les apparitions et la guerre et se perpétuer par un symbolisme naïf, absurde, tragique et poignant qui rappelle le merveilleux Enig Marcheur (l'histoire de M. Serpent). Récit de voyage initiatique et conte philosophique, Les Machines à désir infernales nous permettent de surprendre avec effroi la barbarie sous les dehors les plus policés, ouvrant une voie royale à la critique sociale. 

« Ayant moi-même fréquemment le sentiment d'être un fantôme métis, cela ne m'inquiétait pas beaucoup. »

Poursuivi par l'arbitraire police de la Détermination, de ce « bar feutré et confidentiel qui sentait trop l'argent et le confort », à ce « café d'une saleté repoussant, trop sordide pour être une illusion », Desiderio cherche son chemin entre une réalité donnée qui tangue avec le monde et le rêve impossible d'une vie et d'une langue qui le tancent et le tentent, tendues vers lui mais peu enclines à se livrer. Entre bonne volonté et mauvaise foi, la dialectique, la mécanique - ici c'est tout un - proposée par les M.A.D. du Dr. H. s'avère toujours plus complexe que l'on ne croît. Qui fournit, plus que le superflu, un nécessaire de sur-vie dans le sur-réel et l'infra-ordinaire. Qui joue sur le langage autant que sur l'image, fouille tous les registres, jonglant entre un sens peu commun et un nonsense so british. Pour contrer, entre autres choses, « les méfaits d'une dose trop élevée de réalité » et de la « bienséance générale », du déterminisme et de l'utilitarisme. Somme toute, de l'Establishment.


« Et peut-être cherchai-je en effet un maître – peut-être toute mon aventure pourrait-elle avoir pour titre : « Desiderio en quête d'un Maître. »

Charge lysergique, héroïque, radicale contre – tout contre – l'iniquité, la naïveté et l'entrave, l'obéissance et l'autorité, le pouvoir et l'impuissance qu'il crée, Les Machines à désir est un ouvrage éminemment politique avec pour point d'orgue l'allocution sonore du chef insulaire, discours de l'asservissement volontaire qui rappelle également l'extraordinaire laïus du Number Two de The Prisoner, sorti quelques années auparavant. Desidero, de son côté, ressemble beaucoup au narrateur du plus récent Merci de Katchadjian qui, entraîné malgré lui, prend son parti de tout (« j'avais l'impression bouleversante d'être à la maison, voyez-vous »), cherchant toujours l'agrément de ceux qui l'accompagnent sans jamais y croire suffisamment (« Maintenant que nous étions libres, j'avais bien plus peur qu'enchaîné »), subjugué par les forts et les fous, attiré par les faibles, les colonisés, les « expatriés » et les femmes, avec une aversion constante pour les « gros Caucasiens ». 

« Elle pouvait bien me faire la leçon, elle était trop belle pour que cela me dérange. »

Cibles privilégiées des dommages collatéraux dans cette guerre de la Réalité (celle que l'on dit/celle que l'on crée), les cercles concentriques et fermés de la phallocratie, dont les pendants -  religion et hypocrisie, scolastique et évangélisme, concupiscence et flagellation - se reconnaissent à leur trashabilité : sadisme, pédophilie, viol, excision, esclavage. Desiderio lui-même, violent lorsque sa belle se la fait justement et se soustrait à lui (c’est-à-dire reprend possession d'elle-même), n'échappe pas aux tares de cette fratrie universelle. A travers Albertina, qui incarne le désir comme un plaisir en soi, se réfugie dans l'abstraction et expose sur le ton de la conversation les sévices qu'elle a subis, Angela Carter oppose la transgression à l'agression et fait vivre ce qui est tu (la maison de l'anonymat, le portrait de la ville en opulent affairiste, les centaures qui, pétris de principes, se comportent en animaux et reproduisent leurs erreurs sans les réaliser jamais).


« Et si nous transcendions l'ordinaire, nous transcendions aussi le langage. »

Romanesque, romantique (« Desiderio, celui qui est désiré, savez-vous que vous avez des yeux comme ceux des Indiens. »), psychédélique, philosophique, politique, pornographique (ici, le texte n'est jamais prétexte à, et donc le sexe jamais gratuit), féministe et anarchiste, l'auteure jette sans ménagement ses Machines infernales dans la foule de ses personnages et de ses lecteurs comme autant d'attentats à la pudeur. C'est ainsi qu'Hoffman lui-même recourt au tabou suprême, à la « nature fissible/élastique de l'orgasme », rappel échoïque de l'énergie d'orgone et de la libération sexuelle présentées par Wilhem Reich – savant assez lucide et assez fou pour être interdit et poursuivi partout – comme remède au mal patriarcal. Alternatives, vitalistes, transcendentalistes (prendre le Thoreau par les cornes), ses fantasmagories résonnent et raisonnent dans le temps avec Bergson, explorent l'espace du vécu, réunissent relativité et absolu, infiniment petit et infiniment grand, « vision architectonique » et « Dynamique Phénoménale ».

« L'objectif de mon exposition, observa-t-il, est de démontrer la différence entre dire et montrer. Les signes parlent. Les images montrent. »

Si les incursions visuelles, c'est-à-dire mentales, sont ici si prégnantes, c'est qu'elles se fixent sur la rétine à la manière d'un film dans lequel prédominent l'inconscient et l'imagination, l'archétype et l'invocation, pour mieux féconder la réalité. Par une systématique et habile mise en œuvre et en abyme de tout ce qui peut se concevoir, Angela Carter interroge les rapports entre mimesis et catharsis tout en parvenant à une puissance d'évocation véritablement paroxystique qui naît le plus souvent d'oxymores, d'improbables comparaisons (« son abondante chevelure, qui tombait aussi raide que si elle venait d'être sauvée de la rivière ») et d'une capacité intellectuelle et sensorielle à articuler le réel (« L'intérieur avait l'air du film négatif de l'extérieur ; la lune prenait une photo en noir et blanc du jardin. ») au gré d'adjectivations audacieuses (« une mitrailleuse excessivement mélodramatique ») et de folles analogies. Un foisonnement d'éléments qui ne sont pas que d'ameublement (étonnants animaux) mais détonnants artifices qui transforment la graisse en savon et le savon en explosif.

« Le docteur Hoffman fera en sorte que la métaphysique devienne votre problème ! »

Prométhée, Prométhée, il en restera toujours quelque chose. Aphoristique, gnomique et sibyllin, byzantin, biblique et faustien, chamanique, taoïste et tantrique, sabbatique, chtonien et fantastique, baroque et gothique, Les machines est un roman aux influences et atmosphères multiples, « sous-univers » et multivers où se croisent toutes les références littéraires et cinématographiques possibles, de Shakespeare à Lang en passant par Sade et Conan Doyle (la mise en scène dans le bureau du maire !). Entre mondes parallèles, machines à remontrer le temps, hommes qui rétrécissent (Quoi faire !), se dissolvent (faire !) et disparaissent (!), l'intertextualité est partout, qui nous offre La paix des profondeurs, nous ouvre les Portes de la perception et les Secrets des Sélénites dans ce Festin nu où l'onirique et l'or(i)ganique se plient en quatre dimensions pour mieux dépasser le bien, le mal, la morale et l'entendement et les faire trépasser jusqu'à la septième génération spontanée.


« Il y a le miroir et l'image, mais il y a aussi l'image de l'image ; deux miroirs se reflètent l'un l'autre et les images se multiplient sans fin »

De l'autre côté du miroir, c’est-à-dire de ce côté-ci pour ceux qui m'auraient suivi (Merci!) , il est interdit d'interdire. Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman est un livre qui dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit, grand œuvre qui tient ses promesses et nous surprend de suroît constamment : de transmutation point, mais de transformations, de surgissements, ô combien ! Dans ce phénoménal roman, Angela Carter se débarrasse d'une gangue-langue dont elle ne fera plus son ordinaire pour libérer, au-delà d'elle-même, de l'usage et de l'usure, toutes les facettes d'un langage qu'elle taille à la démesure de son imaginaire. Désarmante, désopilante, assassine et démiurge, la plume de l'auteure (prononcer autrice pour éviter les contusions), est de celle que l'on voudrait apprendre par cœur, maîtriser quand on croit la tenir, laisser échapper quand elle s'envole déjà pour mieux revenir.

« Au final peu importe que tout cela soit vrai. Telle est la magie de la fiction : la seule réalité est celle qui existe dans l'esprit du lecteur. Si une chose ou un être semble exister, alors, pour les besoins de la fiction, elle existe. De ce point de vue, la littérature ne connaît plus aucune limite, et l'horizon fictionnel s'étendra aussi loin que l'imagination de l'auteur voudra bien aller. »

Pour finir et conclure ce « cyclorama », le lecteur passionné et assidu gagnera à découvrir dans « l'Antre de L'Ogre » un bel article sur Angela Carter - dont est extraite la ci-dessus citation - qui évoque son statut de femme et d'écrivain, la difficulté à vivre de sa plume, a fortiori en s'affranchissant de - c’est-à-dire en affrontant et en faisant sien - tous les codes. Il découvrira en même temps que l'authenticité de cette démarche et de celle qui l'entrevoit et l'entreprend dans les interstices d'une réalité qui n'a de réel que le nom au sein d'une société qui se complait en vérité dans les illusions d'un monde comme volonté et comme représentation.    


« Musique ! marmonna l'homme à mes côtés. Musique ! »


En Bonus track, morceau caché de cet Extended Play n ° 9 de L'Ogre, une lettre renversante du n ° 6, Lucien Saint-Nexans, dit Ganiayre, auteur de L'Orage et La Loutre, à la NRF en 1933, publiée sur « l'Antre de L'Ogre ». Pour le reste je vous confie aux Feuilles Volantes de Lou qui a su défricher le terrain de la lysergie avec sa formidable recension des M.A.D. du Dr H. mais aussi du Rock psyché et du LSD (Dreamies InSide) et aux bons soins de Hugues Robert qui a su découvrir d'autres parallèles encore à ce monde « synthétique » et « sensationnel » ou encore de Teddy Lonjean auquel je laisse le mot de la fin sur Un dernier livre avant la fin du monde.    Photos de couvertures © Lou & Eric Darsan
Extraits © les Editions de l'Ogre 2016, livre publié sous la licence Creative Commons.

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