lundi 29 février 2016

Safe, Lucie Taïeb

Safe est un roman qui tranche dans le réel, hache de pompier incendiaire qui fend, fracasse le calme apparent de la normalité quotidienne. De la réalité fragile et fragmentée. Qui aborde, saborde et saccage pour mieux traiter. Des matérialisations. Des peurs et des luttes. De la domination, du féminisme et de la langue. Du livre. De l'imagination à la typographie, quatre-vingt sept haches figurées, imprimées.

Quatre-vingt sept haches si j'ai bien compté. Quatre-vingt sept haches quatre-vingt sept fois fichées entre les paragraphes comme des points. Comme pour marquer le coup. Quatre-vingt sept fois cette même hache, disparue de ce poing fermé que l'on croit – et qui peut-être l'est vraiment – tendu vers soi une bonne fois pour toutes sur la couverture. Un poing drapé, frappé, empreint peut-être, dans un gant de velours jaune.

Sans que l'on sache très bien jusqu'à la fin si le couperet va s'abattre ou pas, si ce n'est pas déjà le cas depuis la sortie du premier roman de Lucie Taïeb, le 4 février aux Editions de L'Ogre.   



« Carreau. Carreau. Petit igloo de porcelaine. Carreau. Carreau. 
Ne pas compter. Carreau. »

Teaser. Trailer. Trait. Enumération. Eclipse. Ecran. Flashs. Fredaines. Fondu au blanc. Comme une comptine, pour conjurer la peur. Comme un chant guerrier, qui s'ignore encore. Comme une maladie, auto-immune. Etrangère à tout, et d'abord à elle-même. A l'intérieur d'un corps social, physique et mental, d'un environnement qui l'agresse et que, d'ores et déjà, sans le savoir peut-être, elle ne supporte plus.   

« Nous sommes peu nombreux, nos regards sont brillants […]
Il ne s'agira pas d'une lutte ouverte, mais souterraine, d'une contagion espérée […]
Nos souvenirs seront nos armes. Revoyez à présent toute chose saillante, toute chose tranchante, qui inexplicablement aura marqué votre mémoire... »

Flash-back. Séquençage. Série. Séance. Début du programme. « Où se forgent les armes ». Réunion, collective, clandestine, porte-parole d'une voie « puis, plus nettement, agrume, une autre voix », solitaire parmi. Nourriture quotidien maladie amour et vie. Alternance d'ombre(s) et de lumière(s), de bruit(s) et de silence(s), pluriel(s) et singulier(s). Hypnagogie. Nuits où l'on erre, jours que l'on fuit. Indifférence et empathie « , carreau. Carreau. » Je et tu, tu et elle, votre, vous, tous autres.   

[« Where am I ? »]. Dans le film éponyme, l'épouse effacée, prénommée mais comme anonyme, transparente. Scènes qui s'enchaînent, sans sens apparent ni signification. Une même direction, simplement, donnée par d'autres, forcément. [« Who told you to do this ? »]. Rendre des comptes, tout le temps. Mouvement, progression, (d) évolution, régression. Enchaînement macabres, morbides, mortifères. « Nous ne parlons jamais de nos corps car nous savons que nous les avons. » Cyclothymie ou cycle naturel. Les hommes comme des maîtres et possesseurs, s'éloigner d'eux, à l'instar des enfants, des oiseaux, des ballons et de leurs jeux. [« - look it, it's you […] Look it, she's a princess It's a princess. - Oh, that's very good Very realistic . »]

« Les héroïnes de conte apprennent toujours
l'humilité l'humiliation le silence de soi le sommeil.
Seulement, un jour, cela prend fin. » 

« Où fuir suffit, ne suffit pas » Où l'histoire commence, linéaire, circulaire. Où les bribes se rassemblent. Où les souvenirs se lient. Se lisent dans d'autres livres que celui que l'on tient. Woolf - ''The Curious Incident of the Dog in the Night-time '' - Woolf. Se jeter à l'eau. S'asperger. Syndrome. Retrouver sa virginité. Où les liens se resserrent avec ce qui manque. Où la sécurité, relative, disparaît avec celui qui, à tort peut-être, l'incarnait. ''The relatives'', les proches. Où la langue se délie avec l'histoire de cette traductrice qui fuit en Ecosse. Qui fuit l'homme qui l'a fuit. Qui fuit l'homme qui la suit. « Se retirer loin de ce monde, se soustraire à la parole des hommes » en somme.   

Green Leaves, Scotland, la « chienne rouge », la ligne verte, la mort qui guette, qui rode avec l'homme. « L'homme parti », l'homme parvenu. Celui vient, celui qui tue. Quittée, absente. Dont acte. Partir. Rêve ou velléité. S'échapper enfin. Trouver un chemin. Chercher l'issue. Entre les lignes. S'acharner. Se harnacher. Chercher dans tous les sens. Remuer les maux. Le couteau dans la plaie. Fuir le possible qui effraie, se raccrocher au connu. « Traduire pour cesser d'avoir peur. » Nommer la chose, le lieu et le heurt. Parallèles, verrous, ciels. Pôle d'air, carreau, igloo. Pureté, Immaculée Conception. La vraie force est celle qui protège. Ne pas sortir. Ne pas tomber. Jusqu'ici tout va bien.

« Le plus torturant n'est pas le danger, mais l'incertitude. » Comme un rêve. En boucle. Dont elle aurait loopé la fin. Comme dans un rêve. Une impression de déjà vu – Shining, l'autre jour, la scène de la batte, l'esprit de l'escalier - Un clip. Un film noir. Un roman. Un cauchemar. S'écraser. Sombrer. Exploser. Avion, bateau, voiture. Tous les moyens sont bons. Survivre. Se leurrer. Se perdre. L'impossibilité d'une île, la probabilité du nihil, de l'isthme, de l'asthme, de l'étouffement. Par l'eau par l'air, par monstres et par dévots. Sorcière, chaperons. L'obsession des péchés, de la faute inconnue. Ne pas traîner toute seule. Réécrire l'histoire. Traduire. Tout sauf safe. « Safe était l'un de ces mots. Qui ne se laissait pas traduire. »   

« Il employait certains mots laids et absurdes, qu'elle préfère ne pas se rappeler.
Elle n'a jamais vraiment aimé que sa présence,
le fait de le savoir, chaque nuit, à ses côtés.
La densité de son corps lourd et chaud, imposant et donc protecteur.
Elle pense qu'il n'y a sans doute rien de plus sale que de partager le lit d'un tel homme. »

« SAFE ». Au cœur de la maladie. Au corps, encore. Les mêmes – autres – histoires qui se poursuivent les unes les autres et se rejoignent. Celles de (la) s même(s) femme(s), de ce (tte) s autre(s) de cette syphilis qui n'en finit pas de cet « état » de la contagion de la quarantaine de ceux qui l'ont comme de ceux qui ne l'ont pas. De la concentration qu'il faut atteindre réaliser subir tenter de fuir pour commencer à se poser la question : « Mais quelle raison, alors, pour être tous réunis en ce lieu ? »

Femmes en minorité, hommes indéterminés. La nécessité de se protéger. Dès le commencement. Les responsabilités de la mère, celle de la fille. Qui se transmet, se reproduit. L'impossibilité d'être femme, l'irresponsabilité des hommes. Faire avec ou faire sang blanc. Se préserver. Les mots condamnent. Leur absence, même, nuit. Nulle n'est censée ignorer, ou tant, pis. « A celui à qui je l'explique, et qui me regarde incrédule et moqueur, je précise que tout est plus compliqué qu'il n'y paraît. »

En connaissance d'aucune cause, faire un choix, prendre une décision. Arbitraire contre arbitraire, réagir à la réaction. S'inscrire ou non. Fuir ou rester. Tergiverser. Mauvais moments et mauvaises fois. Dépassée par le trépassé. Fatiguée, déchue, naviguant entre la veille et le sommeil. L'attrait de la peur. L'obsession de la pureté. L'impuissance et la culpabilité. L'impossible échappatoire. Matricide vs Virgin suicide. Se jeter à la mer morte ou dans le vide, à la. Bye.   

Se ressaisir. « Je me demande pour quoi je me prends. Je me prends pour moi. » Avancer comme dans un rêve. Etre rattrapé par la soi-disant bien pensante réalité incarnée par l'autre, le prétendu protecteur devenu prédateur. « Je vais te contraindre à agir, si je persiste dans cet aveuglement, cette révolte vaine, cette inconséquence. » Apeurer et rassurer. Souffler le chaud et le froid. Double voix et double pensée. Confier+trahir=confiner. Est-ce passé ?


« Qu'est-ce qui ne va pas avec moi,
donne-moi une hache et tends-moi ton cou gras, mon poulet,
tu verras ce qui ne va pas avec moi. »  

« Memories of Hope ». Une hache encore. Une hache et puis plus. C'en est fini, apparemment. Réunis, l'isolement et la vie. La stase et le silence. L'absence de repères. La nudité rempart. Reflets. Sur le chemin de guet la maladie, rampante. Meurtrière. Désarmée, en apparence seulement. « Je ne trahirais pas mes sœurs, sept, et noires comme corneilles. » Eloignement vers la maladie. Rapprochements inédits : asymptômatie, symptôme, asymptote. L'on examine, l'on isole, l'on soigne, l'on guérit. De rien. Merci. Poésie et blanc seing.

Prise en charge. L'on reconduit. Le temps, l'amant, l'ami demeuré tout ce temps : où l'ennemi ? Tous s'entendent pour l'entendre mais ne l'écouter pas. « Le médecin, l'époux, le psychiatre, surplombant celle. ''Lui coupe la parole/lui intime de se taire/'' » Perte de temps, de repère, de durée. L'ellipse depuis, Et la menace, la peur qui change de camp. Pas question de déraper. Marcher droit. Se (voir/sentir/faire) ''contrôler''. Par tous les moyens. Intrusions et outrages. Nulle n'est censée et tout ça.

« N'étions nous pas gens ordinaires, demandant seulement un peu de joie, un peu de feu, riant à tous les contes ? » Extraits croissants de citations, interrogations auxquelles l'image répond. Chute et rechute. Croisements. Rédemption. Deus ex machina. Script. Comme le crissement des ongles sur un tableau noir. Comme des poings contre une porte fermée. Comme la main qui, au moment où elle croit pouvoir en saisir une autre, une main sienne, une main amie, se crispe, se jette et se referme finalement sur le vide.

Bientôt les voi(es) x, le fil, le film, se déroulent, s'enroulent, s'emballent, se mêlent. « Petit igloo de porcelaine. » [A more controllable space.] « Elle ne se contrôle pas. » [Let's talk about you.] « Faith, Love, Hope. » Allégories, filles du jour et de la nuit. « Mon nom n'est pas Hope, il me reste ce corps, comme lieu de lutte, il n'en sortira pas indemne. » [Are you always tired?] Faire la morte, partie des meubles. « Carreau, carreau, carreau. » [Are you allergic to the 21st century ?] « Quand arrivent-ils, ceux qui me sauvent ? Ils n'arrivent pas. »

« J'ai perdu le fil de leurs promesses non dites, 
de leur langage silencieux, de leurs gestes ambigus, 
garde seulement assez de lucidité pour savoir que 
ce n'est pas de cette manière qu'il convient de me traiter, ni de traiter quiconque. »

« Stratégie de la douceur. » Rémission. Réminiscence. « Rémanence. » Science, conscience, absence. Se faire violence. Entre rêve et réalité, crevée ou alitée, fuir ou lutter. En finir. Abdiquer. Abductée. Travailler, de nouveau. Langages et mondes étrangers. Traduire. Ne plus trahir. Faire et dire ce que l'on aime vraiment. Sans concession ni compromissions. « Nous sommes quelques-uns à nous être égarés. C'est un terrain vague, nous cherchons notre chemin. »    

©Fake Criterion Cover: [Safe].

Safe, le film comme le livre qu'il a inspiré, sont ainsi faits qu'il disent, chacun à leur manière, sous les couverts de l'absence, de la maladie, d'un voile de blancheur impénétrable, l'in-dit, le mâle-dit, l'impossible communication quotidienne et cependant universelle de l'intime dans un monde où le froid, le silence, l'autorité, l'évidence du corps physique et social s'interposent, rendent sourd et gourd d'un côté, aphone et affolent de l'autre.

Accepter le monde tel qu'il – laid – puisque les autres le font – bien. Faire partie des meubles. Ne pas faire tâche. Supporter les produits, comportements et gens toxiques, leur superficialité, leur racisme et leur misogynie ordinaires. Passer des examens cliniques lorsque ce n'est plus le cas. Comme si le problème venait de soi. Voilà ce qu'en somme le personnage de Todd Haynes doit endurer jusqu'à ce que la crise de tou(t) x), d'angoisse et autres maladies environnementales en viennent à bout. Desperate housewife, Carol, se croit, se pense, se sait, se dit malade. Et pourtant rien n'y fait. Face à elle, son reflet, son mari, son médecin, son psy, ses amies, son gourou, tous extérieurs l'oppriment plutôt qu'ils ne l'aident tout en l'accompagnant vers la fin qu'elle s'est choisie à l'intérieur d'un monde pollué et aseptisé à la fois.

Le(s) personnage(s) de Lucie Taïeb, e (ux) lles, suivent, à son exemple, de manière plus intense, moins linéaire et surtout multiple, ce voyage initiatique en cinq chapitres, séquences, phases, étapes, qui sont aussi celles du deuil : déni, colère, expression, dépression, acceptation. Un processus marqué par le silence et l'absence, l'ignorance des causes et la conscience des conséquences, par l'indicible et l'inéluctable. Dans ce récit, trois femmes comme une seule. Carol, Antigone et Cordelia à la fois qui, comme le personnage de Marie Cosnay, dit : « Femme femmes mes sœurs ». Qui porte et supporte le fardeau des hommes. Qui susurre et rassure. Depuis, la nuit détend et se défend. Elle, lunaire et océan, élément. Et cependant ignorée, violentée, laissée pour compte, sur le carreau. Alors quoi. Sinon encaisser, fuir ou se venger. S'immobiliser, avancer ou retourner les maux.

C'est pourquoi, au-delà d'une simple variation sur un thème, sur un film – Safe mais aussi Poison et Carol ou encore Fight Club et Gone – le livre de Lucie Taïeb constitue un bad trip qui plonge le lecteur dans une manière de coma, où l'on ne peut se rattacher à rien ni donc se détacher de quoi que ce soit, où l'émotion est reine, le regard roi, le sentiment et la sensation injectés de sang sont directement propulsés dans les veines, en intra.   

« Je me taperais la tête contre les murs. 
Si j’étais moi je me taperais continuellement la tête contre les murs. 
Pas seulement la tête d’ailleurs. 
Je me taperais continuellement contre les murs (si). »

(si) (sic) (sick) Oui. Ainsi. Malade. D'une façon ou d'une autre. A force de subir. Les maux pour l'amour. Les mots pour le dire. Dans toutes les langues. Faire ressentir. Faire raisonner. Ne plus faire comme si un non était un oui, qui ne dit rien, qu'on sent, les jugements lapidaires, et caetera. « Have you been raped recently ? ». Oui et non. Pourquoi ''recently''. Pourquoi cette question. Non et oui. Y a-t-il prescription. Le simple fait qu'elle se pose là, que l'émotion passe pour hystérie, qu'il faille une réponse sexuelle à ses causes et, si ce n'est pas le cas, à ses remèdes, nous dévoile un monde dominé par les hommes, étroit et sectaire, où les femmes sont infantilisée ou culpabilisée à l'envi, poussées à l'obéissance et à la folie.

Ainsi, Safe c'est un peu Comment rester immobile quand on est en feu, et le Claro du Clavier cannibale qui, excédé, interpelle les auteurs d'une publicité machiste : « Juste une question : de quelle couleur pastel nacrée sera votre visage le jour où ce que vous appelez la "touche féminine" parviendra à exprimer sa personnalité non seulement en beauté mais surtout en vous coupant les couilles ? ». C'est beaucoup Angela Carter qui malmène via Les Machines à désir infernales du docteur Hoffman ce monde mal mené par les mâles dominants et l'autorité, scientifique ou religieuse, amorale et normalisée, qui va de paire et dont nous constatons chaque jour davantage les exactions. C'est, enfin et passionnément, le troisième ouvrage de L'Ogre à l'occasion de cette rentrée littéraire et dernier volet qui clôt à la folie cette trinité conçue « autour de la domination, du féminisme et de la langue » ou la couronne plutôt, entre peur, indolence et violence, d'épines, de blanc et de sang.

Echo des mots, de Cosnay, de Claro, échos d'une façon de penser et de dire à la fois collective et singulière. Un mouvement, un frémissement et, peut-être, une voie. Traduire, ne pouvoir traduire Safe, mais le dire, le répéter, c'est peut-être, à bien y penser, vouloir être tout lorsque l'on ne sait plus rien, se sentir seul lorsque l'on se sait plein. « Nous renonçons à savoir, mais nous ne renonçons pas à aimer, à questionner et à aimer, infiniment. »


Comme Claro, Lucie Taieb traduit, pense et poétise, des mots mais aussi un réel. Car, à bien y penser, penser, c'est traduire un peu. Pas seulement réfléchir mais, au-delà du simple reflet, se mouiller. C'est plonger la tête dans l'eau pour ne plus voir son reflet. C'est s'imprégner. Se mettre en abyme et en abysse tout à la fois. C'est s'abymer. C'est un processus, un procédé, qui consiste en une manière d'être canal. De laisser passer et d'endiguer à la fois. De digérer aussi, de dire et de gérer certainement, le flux des informations qui passe dans le sang. Une certaine perméabilité à son environnement. Une façon d'échapper à l'hérédité. A la police de la détermination. Une biologie des croyances. Un épigénétique à fleur de peau. C'est ce qu'à mon sens Lucie Taïeb a parfaitement réussi à partir du film de Haynes et de son expérience propre, ce vers quoi je vais également, et ce que j'ai essayé de faire ici à partir du Safe de Lucie. De tout cela je reparlerai forcément. D'ici là, Lucie Taïeb donne sa version d'effets ici, en Hors-Sol et pose là, dans l'antre de L'Ogre, une question, individuelle et collective, toujours plus d'actualité : « Que sommes-nous prêts à ignorer, à accepter, à sacrifier, pour vivre "en sécurité" ? »   

Extraits entre crochets issus du [Safe] de Todd Haynes et entre guillemets issus du « Safe » de © Lucie Taïeb et les Editions de l'Ogre 2016. Le livre, lui, est, comme tous les ouvrages de L'Ogre, publié sous la licence Creative Commons.   

vendredi 19 février 2016

Ainsi fut fondée Carnaby Street, Leopoldo Maria Panero

Critique et mélancolique, riche et déjanté, maudit et iconique : tel est, à l'image de Leopoldo María Panero, Ainsi fut fondé Carnaby Street. Recueil poétique et geste politique sous ses airs publicitaires et fragmentés, provocateur et polémique sous ses dehors légers, britannique et hispanique de cœur et d'âme, ancré et déraciné, marqué par son époque et ses origines, manifeste d'une jeunesse perméable et réfractaire asphyxiée par le régime et attirée par l'appel d'air de l'étranger, fatiguée du franquisme et éreintée par le divertissement. Un ouvrage dont l'essentiel est paru en 1970, traduit pour la première fois en français par Aurelio Diaz Ronda et Victor Martinez et très joliment édité par Le Grand Os le 21 septembre.


« Imparfait
Il se pencha sur le cadavre. Sur le lac : mondes engloutis. »


1970 Carnaby Street. Soho. Quartier chaud. Rue piétonne dédiée aux Rolling Stones. Chaussée commerçante au cœur de la Swinging London, capitale de la pop culture et de la mode toutes catégories confondues. Vieilles lunes et jeunes loups se croisent aux pieds de la City. Mondes séparés. Marchandisation. Société du spectacle et de consommation. Mondes engloutis.


« Sa propre image se reflétait. »

1970 A mille lieues, Leopoldo María Panero, la vingtaine, cigarette aux lèvres, se mire en abyme dans son propre reflet. Dorian Gay éclipsé, Petit Prince érudit. Qui voyage, en rêve et en reality. Qui transgresse, agresse, régresse avec allégresse. Qui proteste, provoque, blasphème, hait et se révolte. Qui cherche. Qui étudie, découpe, recoupe, assemble le monde dans lequel il vit. Qui a tout lu, tout vu, tout pris et veut mesurer et restituer le tout à tout prix, y compris celui de cette vie. Cut-up, pop-up, correspondances, analogies, intra, infra, inter et hypertexte.


« Il y avait quelque chose au fond : une ombre, elle bougeait, elle semblait nous regarder. Mondes engloutis. »

Cela commence Ainsi. Comme un polar, un film noir, d'espionnage, d'épouvante ou d'art et essai. Comme dans un tube. Par un tunnel au bout duquel la lumière n'est pas, qui se projette sur les parois. Cinétique ou cénotaphe où le corps disparaît et qui débouche et rebondit au bout du compte sur un mur blanc comme une balle de coton ou le capiton d'une cellule, asile pour une pensée réduite, prisonnière de sa camisole de chair.


« Mon père me tenait par la main. Son rire ressemblait à la mort. Ou était-ce lui qui ressemblait à la mort ? Les cendres de la marihuana sont blanches. Bien entendu, on n'apprend pas ça à l'école. »

Ainsi, cela commence comme cela finit. Avec un jeune homme épris de poésie, Malaparte malappris qui refuse d'être pris à parti. Mallarmé plutôt. Désarmé, Ainsi. Qui nie le jeu du je de son père le poète officiel, le tyran domestique, de la figure patriarcale en général, mais revendique l'engagement républicain à la suite d'une mère qu'il déclarera haïr. Et avec lui, et avec elle, toute la société qui prétend l'avoir vu n'être et n'agir pas, tout en le punissant que ce ne soit pas le cas.    


« L'Homme Jaune était en liberté. C'est tout ce que l'on pouvait dire de lui. »

Pour échapper à tout cela, il y a le multivers, l'univers parallèle et multiple, atopique et uchronique, synthétique en somme. Cinquième colonne que l'enfant s'est créée, composée de l'Homme Jaune, le Nain Rouge, Superman, Mandrake, Batman, Flash Gordon, Captain Marvel et bien d'autres. Mythes de l'Amérique ramenés au logis (« Far West », « L'enlèvement de Lindberg » « l'attaque de la diligence »), mythes et légendes inachevées (Dionysos, Icare, Orphée), littérature (Roland, Le magicien d'Oz), métaphores et comparaisons (idoines ou non), héros de contes aux dessins animés. Blanche-Neige, Dumbo, Alice au pays des merveilles, Peter Pan et La Belle au bois dormant : Walt Disney est mort depuis quelques années déjà, et ses grands classiques tous sortis au cinéma. Son parc, lui, en construction depuis quelques années aussi, ouvrira en 1971. En attendant bienvenu au Carnaby Street World Resort, parc humain aux attractions multiples.


« Le Nouveau Monde (le monde des magazines) »
« L'Autre Monde (celui de la télévision, je veux dire) » 
« Le Tiers Monde (celui de l'amour, je veux dire) »

Cosmogonie. Psychanalyse des contes défaits. Instantanés. Polaroïd. Tables de la Loi et tabloïds. Fables déphasées. Mythologie enfantine. Enumération. Accumulations. Strates. Poétique des ruines. Pulp fiction. Comics. Strips. Bandes dessinées, découpées, flip-book dont le fil de la reliure serait rompu, les cartes mélangées. Miroirs en bris lancés à l'inconscient du lecteur. Qui retombent en pluie et fracas aux pieds de celui-ci, emportant avec eux un visage qu'il croit être le sien. Portrait d'une époque à laquelle il n'eut peut-être cru ni vrai ni même bon d'appartenir, et dans laquelle cependant il se reconnaît bel et bien. Et quand ce lecteur, surpris et inquiet, se baisse pour le récupérer, il lui renvoie par ricochet, en plein entre les deux yeux, les apparats d'un temps qu'il revêt malgré lui.



« L'homme ira sur la lune. »

Prophéties. D'un Monde (révolu). De Mondes engloutis (depuis). Le Monde des adultes, consenti, résigné, évident, de l'esprit de sérieux. Monde mimé. Simagrées. Monde de « petits singes disséqués ». Capsule temporelle. Regrets éternels. Name dropping, nommagite aigüe, lâcher de noms qui résonnent plus ou moins, c'est selon. « King kong assasssiné. Comme Zapata. Pourquoi pas Maïakovski. Ou même Pavese. » Marina Tsvetaïeva. Martyres et révoltés, tous sacrifiés pour avoir joué le jeu d'une façon ou d'une autre. Icônes qui déconnent. Déconnectées. Figées à tout jamais. Echos de Jim (« Aujourd’hui les portes de toutes les salles de projection sont faites d’acier. Le cinéma exclut-il la lumière ou inclut-il l’obscurité ? » Arden lointain). Le poème de Sacco et Vanzettti. Le poème d'Hercule Poirot. Hommage à Dashiell Hammett. Hommage à Caryl Chessman (et mode d'emploi des chambres à gaz américaines). Hommage à Bonnie and Clyde. Hommage à Leopoldo María Panero, mort il y a deux ans à peine. 


Morceaux. 
                   Monceaux.
                                       Fragments.
                                                           Echos.
                                                                    « Ils assassinent les porteurs de flambeau » (Bis)   
                                                                    « JAMAIS » (Quinte)
                                                                    (Flush) « Fin » (This is the end).    

The Doors, The End (1967)

1967 Quelques années (-lumière) auparavant. Premiers jets. Premiers sbires. Tarzan trahi. Epigraphes en langue étrangère. Tous les chemins mènent à l'homme. « Son morto ch'ero bambino ». Ecce homo. Jane s'obstine, Wendy aussi. Mais Peter le fou effacé (Pan !), les enfants perdus demeurés, voici le mari marri en passe d'être rassuré : « tout est rentré dans l'ordre, calmez-vous monsieur Darling ». Et cependant rien n'est joué, bien au contraire. Le Jim de Carnaby, c'est déjà lui : Leopoldo María Panero, célébré par Ana Maria Moix, parue et morte la même année que lui et qui compte avec son frère d'âme parmi la génération des « Novísimos », « génération de la langue » fourchue et avide qui construit ses propres référents entre culture érudite et populaire.

«But he can't be a man 'cause he doesn't smoke
The same cigarettes as me.»   Satisfaction (I can't get no), Rolling Stones (1965)

Adieu à l'enfance, hymne à l'adolescence, dénonciation de l'establishment et de l'aliénation, de la frustration engendrée par la société, consommation et contre-culture de la marihuana : telle est dans le texte la chanson des Rolling Stones qui cartonne cette année-là dans les charts britannique, tel est dans le contexte l'ouvrage de Panero. Telle est l'ambiguïté qui consiste à vivre de ce qui nous détruit, à nourrir « les singes bleus » de l'héroïne, à se repaître du Festin nu, à dire l'hypocrisie de la dictature comme de la démocratie au sein de sociétés qui s'accommodent de tout, avant et par-dessus tout du substrat de révolte qu'elles portent. Qui expliquent ce mélange d'intolérance et de permissivité à l'encontre de l'enfant comme du fou à qui elles offrent le gîte, le couvert et l'asile, au mieux la liberté de s'exprimer, mais jamais celle d'agir autrement que dans des espaces cloisonnés où la langue est aliénée. Pochettes-surprises, Pierres qui roulent et Scarabés. Mot de passe et Alphabet. Enfance d(u pop)e l'art. Posters du Che en Guerrillero Heroico par  Jim Fitzpatrick. Et, en place de Gramsci, le gramophone.

Rolling Stones, Paint it black (1966)

« Ah, le gramophone ! Quelle bénédiction divine dans ce lieu solitaire et maudit ! »

Depuis quelques années déjà, l'Espagne est entrée dans le ''tardofranquismo'', qui voit l'ouverture vers l'étranger et une relative libéralisation économique destinées à contrer la menace d'un effondrement et d'un revirement de la population. Sur le plan politique, en revanche et qui plus est depuis le rapprochement avec les Etats-Unis dans le cadre de la guerre froide, aucune libéralité n'est tolérée, la naissance de l'ETA conduisant même à une féroce répression. Sur le plan culturel, enfin, la censure "volontaire", non moins rigoureuse, règne tandis que des formes nouvelles apparaissent. C'est dans ce contexte que Panero écrit et publie Ainsi fut fondée Carnaby Street. Comme le Dracula de Stocker auquel Anne-Victoire a rendu l'âme pour Un dernier livre avant la fin du monde, il faut se doter d'un nécessaire "kit de survie" pour saisir à quel point le Carnaby de Panero voit le dramatique se doubler du publicitaire pour accentuer sa charge désespérée, absurde et épique, en un mot : post-apocalyptique.


« Et comme la mer j'avance, sans armes, sans bouclier. »

Incarcéré très jeune pour agitation politique, trafic et consommation de drogue ; alcoolique (Alcools) et héroïnomane (Heroin and Other poems) ; interné longtemps pour ces mêmes raisons et pour son homosexualité découverte en prison - « Expériences-limites » qui ont nourri aussi précocement qu'abondamment sa verve poétique - incarnation du poète maudit et cependant très vite reconnu puis célébré ; Leopoldo María Panero, pour avoir connu comme Artaud les électrochocs et la folie psychiatrique, ne cessera de dénoncer ces "asiles de fous" qui ont jalonné sa vie, tout en s'installant de lui-même à l'hôpital de Mondragon d'où il invitera les psychiatres à en finir à sa suite. Suicidé de la société passé à travers les mots comme à travers les actes, vieilli et désenexé d'un père tout-puissant aux pieds d'un Caudillo, il pose ainsi bien malgré lui la question des rapports entre aliénation et création.

Leopoldo María Panero en Niño

« Tant de fois tes pas, William Wilson,
Tant de fois j'ai cru entendre tes pas
Ces pas qui sont l'écho de mes pas,
Cette Ombre qui est l'ombre de mon ombre. »

Ainsi fut fondé Leopoldo María Panero. Rejeton renié d'une famille d'artistes, frères, mère et père, prisonnier de cette figure paternelle enterré quelques années auparavant dont il porte les mêmes noms et prénom (« Il se pencha sur le cadavre. Sur le lac : mondes engloutis. Sa propre image se reflétait. ») et, comme lui, poète espagnol de renom. Ainsi fut fondé Carnaby Street, Tarzan trahi, et d'Autres poèmes, enfin, qui composent ce recueil. Une vie et une oeuvre où l'on retrouve enfin comme des vapeurs d'Apollinaire, de Rimbaud et de Baudelaire. De bateliers et d'Arlequins. D'une guerre qui n'en finit pas de finir de passer. D'une génération perdue entre apaches, scientistes et sioux. Et des échos de Jim, encore (« La vraie poésie ne veut rien dire, elle ne fait que révéler les possibles », Wilderness). De Panero, fou et sourd comme un Poe, double comme un assassinat dans la rue Morgue.


« Désir d'être peau-Rouge.
Sitting-Bull est mort : aucun tambour. »

Hippie-logue. Visages pâles et langue fourchue. Tout est consommé, consumé, et la rupture d'abord, entre la société et ses projets. Contre la tentation autoritaire, totalitaire, celle de reprendre où l'on s'est arrêté. Au cœur d'une rentrée qui ne veut pas mourir. De l'édition idem. De l'époque, ibidem. De l'ombre, armée. Des années 70 à nos jours. Action Directe et indirecte. Réaction contre réaction. Imitation, dit Deleuze. Révolution, dirait-on. La dialectique peut-elle casser des briques? Faire le tour de la question ou non, de Woodstock à Altamont, où l'expérience psychédélique, stone, vire au cauchemar, terrassée, enterrée, sous l'oeil terrifiée des Stones. Remettre ça sur le tapis où l'on a été mis. Où rien n'est joué ni possible. Où tout est perdu et donc permis.

Lou Reed, Perfect Day (1972)

En attendant et depuis lors, l'œuvre de Leopoldo María Panero est aussi prolifique que peu traduite en français (cinq livres traduits ces vingt dernières années pour une soixantaine produits par l'auteur au long de sa carrière). Une traduction remarquable donc, réalisée par l'éditeur et grand ouvrier du Grand Os, Aurelio Diaz Ronda en personne et Victor Martinez à qui l'on doit également une post-face passionnante et nécessaire qui fait de Carnaby Street le « code génétique du monde contemporain ». Un recueil publié dans la collection Qoi Quand Quoi faire est dans la collection Poc (et Tchoôl ! Dont je viens de découvrir l'improbable existence, dans la collection Lgo, mais c'est une autre histoire que je vous raconterai peut-être un autre jour).


Enfin, au lecteur qui souhaiterait s'aventurer plus avant, trouver ou perdre ses repères, dans le monde de Panero, je recommande vivement l'interview de celui-ci par Jordi Jové, auteur de l'article dont on peut retrouver l'extrait en quatrième de couverture et dont vous pouvez retrouver l'intégralité en version originale ici ainsi que « La lucide folie » de Leopoldo María Panero : Une esthétique de la provocation, une poétique de la manipulation de Marjolaine Piccone et le livre lui-même sur le site du Grand Os.

mardi 9 février 2016

Les machines à désir infernales du Dr Hoffman, Angela Carter

Avertissement : Toute ressemblance avec des personnes ou des oeuvres existantes, ayant existé ou pouvant exister est purement et phénoménologiquement fortuite. Lecteurs, vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir de distinguer le vrai du faux. Aventure, érotisme, « réalisme magique féministe » et « science-fiction postmoderne », rien ne vous sera épargné de la textualité et de l'onirisme protéiformes. Entrez et laissez-vous entraîner par Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman d'Angela Carter, remarquablement traduit de l'anglais par Maxime Berrée et sorti en beauté chez L'Ogre le 21 février. Le docteur Hoffman fait parler la foudre ! 


« Je me souviens de tout. »

Imaginez. De l'extérieur, en couverture, comme une image, une devinette d'Epinal aux arabesques rétro, le double portrait-robot, anthropométrique, morphique et végétal, de celui que l'on présume être au cœur de cette histoire. Au dos, un extrait « fantasmagorique ». A l'intérieur, sur le premier rabat, la quatrième et, sur le second, le portrait rédigé de « l'auteure ». On est chez L'Ogre, tout va bien. Le plaisir est palpable, qui rejoint toujours le désir. L'objet est là, dont on se saisit non sans émoi.

« Oui. Je me souviens parfaitement de tout. »

L'Ogre n° 9 s'avance. Ouvrir la boîte de Pandore. Redécouvrir le titre. Une fois, deux fois, le nom du prolifique et Inculte traducteur Maxime Berrée. En épigraphe, entre une citation de Desnos et de Jarry, une autre de Wittengenstein, dont je ne parviens toujours pas à distinguer si son tautologique Tractatus Philosophicus tient du génie ou de la fumisterie et qui fait – systématiquement - rire Lou aux éclats. Et puis, comme un écho, les premiers mots, ou pas tout à fait.

« Je ne me souviens pas exactement comment tout a commencé »   

Il suffit parfois d'un instant. Un instant entre l'introduction et le premier chapitre d'un livre. Et tout un livre parfois. Il suffit, il faut aussi, parfois, du temps. Pour que l'on oublie. Pour que l'on ne sache plus. Que l'on ait jamais su. « Je ne sais pas. » déclarera Desiderio en son temps. En attendant, le héros, ainsi nommé, raconte comment, en son jeune temps, il a gagné la Grande Guerre de la Réalité. Mais quel genre d'homme était-il, lui, Desiderio, et qui est ce mystérieux démiurge et destructeur qui répond au titre de docteur ?     
  

« J'habitais la ville lorsque notre adversaire, le diabolique docteur Hoffman, la remplit de mirage pour nous rendre fou. Plus rien en ville ne ressemblait à ce qu'il avait été – rien du tout ! Car le Docteur Hoffman, voyez-vous, menait une guerre sans merci à la raison humaine. Rien de moins. » 

Secrétaire du ministre de la Détermination d'origine indienne au sein de la capitale, immunisé - peut-être par son incrédulité et ses facultés d'adaptation - aux illusions, Desiderio est le témoin des premières atteintes à la réalité et des premières mesures prises en retour – état d'urgence, quarantaine, barbelés, police et radars, destruction des miroirs, chasse aux sorcières, épreuves du feu, banque de données et informatique - par son supérieur. Ereinté par le changement, ennuyé par la vie qui est la sienne depuis le tout début, visité par la mystérieuse et polymorphe Albertina qui l'obsède dorénavant, Desiderio peine encore à choisir son camp lorsqu'il est envoyé pour tuer le père de celle-ci : le docteur Hoffman himself.    

« Mais voilà que je me précipite encore ! Voyez j'ai gâché tout le suspense. J'ai gâché le point culminant de toute l'histoire. Cela dit, pourquoi mériteriez-vous le suspense ? J'essaie seulement de raconter avec précision, dans la mesure où je m'en souviens, ce qui s'est vraiment passé. »   

Devenu agent secret du Ministre, fringué et flingué comme il se doit, armé de son « talent pour les mots croisés », Desiderio s'introduit sous couverture polar dans un peep-show au sein duquel les pièces les plus incongrues, les plus crues, les plus grotesques mais aussi les plus symboliques, se succèdent et tranchent les unes sur les autres à la manière des lames d'un jeu de tarot. Arcanes majeures d'une magie opératoire ou prémonitoire, leur nature - divination ou possession - nous échappe comme à lui, qui ne s'éclaire et se révèle vraiment qu'au cours des aventures dans lesquelles, ensemble, nous sommes instantanément immergés.


« Ces mêmes coups de fil locaux étaient interrompus par des voix parlant des langues inconnues. »


De la Ville assiégée au Château en passant par la Maison de minuit et la Côte africaine, des Acrobates du désir au Peuple de la rivière à la rencontre du Voyageur érotique et les Temps ténébreux, mille et un actes, scènes, pièces, s'assemblent en huit pour former un conte à rebours picaresque peuplé de personnages truculents. De la femme à barbe à l'homme-crocodile en passant par l'affreuse petite fille jusqu'à l'hyperextravagant et comicomélodramatique Comte, tous n'aspirent le plus souvent qu'au repos, à l'anéantissement, à la petite mort du « suicide par amour », intime, récurrente et propiatoire qui permet aux amants seuls la résurrection par le « double saut périlleux trompe-la-mort de l'amour » sensuel et poétique (Claro inside).

« Je suis une plume oxyacétylilénique
qui griffonne sur toute la face du ciel
dans ma rage incendiaire
des constellations fragmentaires de novae charnelles. » 


Allégories, tours de passe-passe, kyrielles et carrousels. Synchronicité, sérendipité. Symbole, réalité renversée. La répétition des motifs, des tableaux, s'enchaîne comme dans un rêve, comme dans le Quoi faire de Katchadjian, tant et si bien que, parfois, notre esprit vacillant, l'on désirerait à notre corps défendant que le sort et l'auteure ne s'acharnent pas tant sur nous à travers son héros, ne le soumettent pas à la surenchère mais le délivrent du mal. En vain : l'imagination de Carter nous déborde tous, qui n'épargne personne, ni rien. Comme le Bric-à-brac man de Russel H. Greenan, notre subodoré héros va de mal en pis, mis à mal autant qu'il peut l'être sans répit ni leçon. Si l'on sait comment tout cela va finir - rien ne nous est caché, ni des personnages, ni de leurs visées – l'on ignore cependant jusqu'à la fin comment Desidero va y parvenir, ce qui le poussera à agir, qui il est vraiment, et d'ailleurs qui est qui, même si on le devine de temps en temps.


« Réglementations de la Détermination, page quatre, paragraphe I c, à savoir : « Toute chose ou personne divergeant significativement de son identité réelle commet une infraction et doit donc être appréhendée et soumise à vérification. » » 
  

Dr Hoffman, I presume ? Au cours de ce voyage ethnographique, anthopo, socio, logique (ou non) à travers l'Amérique du sud des années 70, Desiderio s'adonne à une collecte d'image surréaliste et poétique digne du cabinet de curiosité d'un Breton ou des Contrées d'un Abeille. Il y a aussi du Rimbaud dans ce « dérangement des sens » et du Baudelaire dans ces Paradis artificiels où l'étranger rejoint l'étrangeté et l'exotisme. Où le souci épisté et sémio, logique (ou non), nous révèle combien la langue façonne l'esprit de ces peuplades qui vivent dans l'immédiat et l'absolu. Violentes et ritualistes, toutes semblent cependant immunisées contre les apparitions et la guerre et se perpétuer par un symbolisme naïf, absurde, tragique et poignant qui rappelle le merveilleux Enig Marcheur (l'histoire de M. Serpent). Récit de voyage initiatique et conte philosophique, Les Machines à désir infernales nous permettent de surprendre avec effroi la barbarie sous les dehors les plus policés, ouvrant une voie royale à la critique sociale. 

« Ayant moi-même fréquemment le sentiment d'être un fantôme métis, cela ne m'inquiétait pas beaucoup. »

Poursuivi par l'arbitraire police de la Détermination, de ce « bar feutré et confidentiel qui sentait trop l'argent et le confort », à ce « café d'une saleté repoussant, trop sordide pour être une illusion », Desiderio cherche son chemin entre une réalité donnée qui tangue avec le monde et le rêve impossible d'une vie et d'une langue qui le tancent et le tentent, tendues vers lui mais peu enclines à se livrer. Entre bonne volonté et mauvaise foi, la dialectique, la mécanique - ici c'est tout un - proposée par les M.A.D. du Dr. H. s'avère toujours plus complexe que l'on ne croît. Qui fournit, plus que le superflu, un nécessaire de sur-vie dans le sur-réel et l'infra-ordinaire. Qui joue sur le langage autant que sur l'image, fouille tous les registres, jonglant entre un sens peu commun et un nonsense so british. Pour contrer, entre autres choses, « les méfaits d'une dose trop élevée de réalité » et de la « bienséance générale », du déterminisme et de l'utilitarisme. Somme toute, de l'Establishment.


« Et peut-être cherchai-je en effet un maître – peut-être toute mon aventure pourrait-elle avoir pour titre : « Desiderio en quête d'un Maître. »

Charge lysergique, héroïque, radicale contre – tout contre – l'iniquité, la naïveté et l'entrave, l'obéissance et l'autorité, le pouvoir et l'impuissance qu'il crée, Les Machines à désir est un ouvrage éminemment politique avec pour point d'orgue l'allocution sonore du chef insulaire, discours de l'asservissement volontaire qui rappelle également l'extraordinaire laïus du Number Two de The Prisoner, sorti quelques années auparavant. Desidero, de son côté, ressemble beaucoup au narrateur du plus récent Merci de Katchadjian qui, entraîné malgré lui, prend son parti de tout (« j'avais l'impression bouleversante d'être à la maison, voyez-vous »), cherchant toujours l'agrément de ceux qui l'accompagnent sans jamais y croire suffisamment (« Maintenant que nous étions libres, j'avais bien plus peur qu'enchaîné »), subjugué par les forts et les fous, attiré par les faibles, les colonisés, les « expatriés » et les femmes, avec une aversion constante pour les « gros Caucasiens ». 

« Elle pouvait bien me faire la leçon, elle était trop belle pour que cela me dérange. »

Cibles privilégiées des dommages collatéraux dans cette guerre de la Réalité (celle que l'on dit/celle que l'on crée), les cercles concentriques et fermés de la phallocratie, dont les pendants -  religion et hypocrisie, scolastique et évangélisme, concupiscence et flagellation - se reconnaissent à leur trashabilité : sadisme, pédophilie, viol, excision, esclavage. Desiderio lui-même, violent lorsque sa belle se la fait justement et se soustrait à lui (c’est-à-dire reprend possession d'elle-même), n'échappe pas aux tares de cette fratrie universelle. A travers Albertina, qui incarne le désir comme un plaisir en soi, se réfugie dans l'abstraction et expose sur le ton de la conversation les sévices qu'elle a subis, Angela Carter oppose la transgression à l'agression et fait vivre ce qui est tu (la maison de l'anonymat, le portrait de la ville en opulent affairiste, les centaures qui, pétris de principes, se comportent en animaux et reproduisent leurs erreurs sans les réaliser jamais).


« Et si nous transcendions l'ordinaire, nous transcendions aussi le langage. »

Romanesque, romantique (« Desiderio, celui qui est désiré, savez-vous que vous avez des yeux comme ceux des Indiens. »), psychédélique, philosophique, politique, pornographique (ici, le texte n'est jamais prétexte à, et donc le sexe jamais gratuit), féministe et anarchiste, l'auteure jette sans ménagement ses Machines infernales dans la foule de ses personnages et de ses lecteurs comme autant d'attentats à la pudeur. C'est ainsi qu'Hoffman lui-même recourt au tabou suprême, à la « nature fissible/élastique de l'orgasme », rappel échoïque de l'énergie d'orgone et de la libération sexuelle présentées par Wilhem Reich – savant assez lucide et assez fou pour être interdit et poursuivi partout – comme remède au mal patriarcal. Alternatives, vitalistes, transcendentalistes (prendre le Thoreau par les cornes), ses fantasmagories résonnent et raisonnent dans le temps avec Bergson, explorent l'espace du vécu, réunissent relativité et absolu, infiniment petit et infiniment grand, « vision architectonique » et « Dynamique Phénoménale ».

« L'objectif de mon exposition, observa-t-il, est de démontrer la différence entre dire et montrer. Les signes parlent. Les images montrent. »

Si les incursions visuelles, c'est-à-dire mentales, sont ici si prégnantes, c'est qu'elles se fixent sur la rétine à la manière d'un film dans lequel prédominent l'inconscient et l'imagination, l'archétype et l'invocation, pour mieux féconder la réalité. Par une systématique et habile mise en œuvre et en abyme de tout ce qui peut se concevoir, Angela Carter interroge les rapports entre mimesis et catharsis tout en parvenant à une puissance d'évocation véritablement paroxystique qui naît le plus souvent d'oxymores, d'improbables comparaisons (« son abondante chevelure, qui tombait aussi raide que si elle venait d'être sauvée de la rivière ») et d'une capacité intellectuelle et sensorielle à articuler le réel (« L'intérieur avait l'air du film négatif de l'extérieur ; la lune prenait une photo en noir et blanc du jardin. ») au gré d'adjectivations audacieuses (« une mitrailleuse excessivement mélodramatique ») et de folles analogies. Un foisonnement d'éléments qui ne sont pas que d'ameublement (étonnants animaux) mais détonnants artifices qui transforment la graisse en savon et le savon en explosif.

« Le docteur Hoffman fera en sorte que la métaphysique devienne votre problème ! »

Prométhée, Prométhée, il en restera toujours quelque chose. Aphoristique, gnomique et sibyllin, byzantin, biblique et faustien, chamanique, taoïste et tantrique, sabbatique, chtonien et fantastique, baroque et gothique, Les machines est un roman aux influences et atmosphères multiples, « sous-univers » et multivers où se croisent toutes les références littéraires et cinématographiques possibles, de Shakespeare à Lang en passant par Sade et Conan Doyle (la mise en scène dans le bureau du maire !). Entre mondes parallèles, machines à remontrer le temps, hommes qui rétrécissent (Quoi faire !), se dissolvent (faire !) et disparaissent (!), l'intertextualité est partout, qui nous offre La paix des profondeurs, nous ouvre les Portes de la perception et les Secrets des Sélénites dans ce Festin nu où l'onirique et l'or(i)ganique se plient en quatre dimensions pour mieux dépasser le bien, le mal, la morale et l'entendement et les faire trépasser jusqu'à la septième génération spontanée.


« Il y a le miroir et l'image, mais il y a aussi l'image de l'image ; deux miroirs se reflètent l'un l'autre et les images se multiplient sans fin »

De l'autre côté du miroir, c’est-à-dire de ce côté-ci pour ceux qui m'auraient suivi (Merci!) , il est interdit d'interdire. Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman est un livre qui dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit, grand œuvre qui tient ses promesses et nous surprend de suroît constamment : de transmutation point, mais de transformations, de surgissements, ô combien ! Dans ce phénoménal roman, Angela Carter se débarrasse d'une gangue-langue dont elle ne fera plus son ordinaire pour libérer, au-delà d'elle-même, de l'usage et de l'usure, toutes les facettes d'un langage qu'elle taille à la démesure de son imaginaire. Désarmante, désopilante, assassine et démiurge, la plume de l'auteure (prononcer autrice pour éviter les contusions), est de celle que l'on voudrait apprendre par cœur, maîtriser quand on croit la tenir, laisser échapper quand elle s'envole déjà pour mieux revenir.

« Au final peu importe que tout cela soit vrai. Telle est la magie de la fiction : la seule réalité est celle qui existe dans l'esprit du lecteur. Si une chose ou un être semble exister, alors, pour les besoins de la fiction, elle existe. De ce point de vue, la littérature ne connaît plus aucune limite, et l'horizon fictionnel s'étendra aussi loin que l'imagination de l'auteur voudra bien aller. »

Pour finir et conclure ce « cyclorama », le lecteur passionné et assidu gagnera à découvrir dans « l'Antre de L'Ogre » un bel article sur Angela Carter - dont est extraite la ci-dessus citation - qui évoque son statut de femme et d'écrivain, la difficulté à vivre de sa plume, a fortiori en s'affranchissant de - c’est-à-dire en affrontant et en faisant sien - tous les codes. Il découvrira en même temps que l'authenticité de cette démarche et de celle qui l'entrevoit et l'entreprend dans les interstices d'une réalité qui n'a de réel que le nom au sein d'une société qui se complait en vérité dans les illusions d'un monde comme volonté et comme représentation.    


« Musique ! marmonna l'homme à mes côtés. Musique ! »


En Bonus track, morceau caché de cet Extended Play n ° 9 de L'Ogre, une lettre renversante du n ° 6, Lucien Saint-Nexans, dit Ganiayre, auteur de L'Orage et La Loutre, à la NRF en 1933, publiée sur « l'Antre de L'Ogre ». Pour le reste je vous confie aux Feuilles Volantes de Lou qui a su défricher le terrain de la lysergie avec sa formidable recension des M.A.D. du Dr H. mais aussi du Rock psyché et du LSD (Dreamies InSide) et aux bons soins de Hugues Robert qui a su découvrir d'autres parallèles encore à ce monde « synthétique » et « sensationnel » ou encore de Teddy Lonjean auquel je laisse le mot de la fin sur Un dernier livre avant la fin du monde.    Photos de couvertures © Lou & Eric Darsan
Extraits © les Editions de l'Ogre 2016, livre publié sous la licence Creative Commons.